
Crépuscule des dieux, Walkyrie s’envolant dans le feu, nous avions laissé Mylène Farmer quitter la scène, en 2019, à travers un écran de flammes au son d’un tic-tac baudelairien. Allait-elle renaître comme un phénix ou disparaîtrait-elle à tout jamais ? La question se pose depuis 1989… Le champ lexical utilisé lors de l’Arena 2019 était, cette fois, implacable : l’ultime adieu avait eu lieu.
Puis, le 22 juin 2021, vint l’annonce d’un Nevermore, d’un plus jamais. L’affiche dévoilée présentait un œil de corbeau, les grilles et la photo de Marianne Rosenstiehl de sa première tournée… L’exégèse pouvait enfin commencer. Ainsi soit-elle !
Un album, L’Emprise, fut publié un an et demi plus tard, le 25 novembre 2022. Sombre et onirique, mettant en avant la voix, ardemment travaillée, mêlée à des cordes puissantes, c’est un disque d’une élégance folle ; notamment les chansons de Woodkid, trop peu mises en avant durant la campagne de promotion.
Hormis quelques clips, de rares interviews presse, une photographie avec l’équipe du film Donjons et Dragons (dont elle signe la chanson titre), aucune apparition télévisuelle. Rien, à l’exception, quelques jours avant la première date de la tournée, d’une collaboration militante (et discrète, comme à son habitude) avec Act Up, pour un t-shirt dont elle signe le dessin.
Volonté de silence poussée à son paroxysme. Sa désormais célèbre « nature profonde ». Royal. Elle n‘aime pas l’exercice, elle ne s’y plie pas. Force est de constater que cela fonctionne : les stades sont pleins et quasiment aucune information n’a été éventée avant la première.
Dans le documentaire L’Ultime création, plongée savoureuse dans les coulisses de sa dernière résidence, elle s’amusait de son entrée en scène stratosphérique : « La prochaine fois, je fais une entrée normale ». Tiendra-t-elle parole ?
3 juin 2023. La première de la tournée, à Lille, peut enfin commencer. Accompagné d’une musique de Sigur Rós, le public prend place (parfois difficilement, un bug affectant la bourse de revente du site officiel ayant dramatiquement retardé l’entrée de nombreux spectateurs) et découvre une scène en croix, des corbeaux gonflables et un rideau masquant le décor. Beaucoup trop rare de nos jours, l’utilisation du rideau de scène est pourtant fabuleuse, car il permet de conserver un peu plus le secret de la mise en scène. Très bon point de départ.
Avant que le concert ne commence, un hommage sobre et élégant sera rendu à Jean-Louis Murat, avec la diffusion, sur écran géant, du clip Regrets. Particulièrement émouvante, cette séquence sera très applaudie.
Le concert commence. L’imagerie corvidée se déploie et tiendra l’espace jusqu’à la dernière seconde du spectacle. L’entrée en scène, élément généralement puissant dans un concert farmerien, mérite que l’on s’y attarde. Malheureusement créée pour être vue de face, elle respecte la volonté annoncée de l’artiste, puisqu’elle est beaucoup plus simple qu’à l’ordinaire : une plateforme s’élève de sous la scène, et la chose est pliée. Rappel de la tournée 96 et de l’entrée sur Vertige ? Peut-être, tant les clins d’œil à sa carrière scénique seront nombreux, pour nous réjouir.
De nouveau mandaté pour conserver une trace de ce chapitre, nous espérons que, contrairement à son habitude de gâcher les moments importants, François Hanss veillera à ne pas filmer cette entrée en scène de profil !
Des flammes de 2019, Mylène Farmer renaît donc en majesté, reine en sa cathédrale, à la fois phénix et corbeau.
La solennité du moment se brise quelque peu lorsque résonnent les premières notes de la chanson choisie pour cette entrée, l’étonnant Du temps, dans une orchestration fidèle au remix de Mico C paru en 2012. Ce choix semble curieux, tant le répertoire farmerien, surtout le dernier album, regorge de chansons autrement plus intéressantes à mettre en avant. La chanson suivante, Peut-être toi, nous laissera dans la même sidération quant à ce choix saugrenu.
Néanmoins, nous constatons peu à peu que le décor est encore caché, que la chanteuse semble dégager une joie certaine et, étonnamment pour une première, une grande sérénité. Une fois encore, cela nous réjouit, ce sentiment s’installe et ne nous quittera guère durant les deux heures suivantes. D’autant plus que Mylène Farmer est, à cet instant, littéralement seule sur scène, utilisant simplement deux nacelles destinées à saluer son public au plus près. Elle tiendra ainsi le stade en haleine durant près d’un quart d’heure, sans autre compagnie qu’une nuée de crânes de corbeaux rappelant ceux du clip Fuck Them All. Qui d’autre, en France, peut aujourd’hui réaliser la même prouesse ? Johnny Hallyday en était capable. Mylène Farmer prouve une fois encore le caractère unique et puissant de sa présence scénique, seule dans l’immensité d’un stade.
La présentation du décor se fera grâce aux corbeaux, fendant de leurs becs l’écran-vitre masquant l’ensemble. La vitre finira par éclater grâce au coup fatal porté par Libertine et son fameux pistolet. Apparaît alors un décor majestueux. Une cathédrale renversée, habillant cour et jardin, ainsi que les cintres de la scène. Les écrans géants ne constituent pas l’essentiel de la mise en scène, mais ils sont bien présents et s’intègrent parfaitement à l’ensemble. Ce décor nous laisse coi, tant il est magistral, beau et opératique à souhait.
Il sera amené à évoluer, des statues apparaîtront, comme ce corbeau géant au sein duquel sera interprété Tristana, ou cette Faucheuse immense recueillant notre « muse parmi nous » et son amour XXL.
Nous évoquons Tristana, qu’il nous soit permis de souligner notre joie incommensurable lorsque résonne le premier « Hé ! » identifiable entre mille. Chanson grâce à laquelle la passion est née, chanson vénérée entre toutes. Si ce tableau est visuellement réussi et nous ravit, l’arrangement souffrira toutefois des mêmes affres que Sans logique en 2019, remise au répertoire mais affadie sous couvert de modernisation.
D’autres belles surprises égraineront le spectacle, dont Optimistique-moi, C’est une belle journée, et les choix des chansons extraites du dernier opus, Que l’aube est belle, Que je devienne, Rallumer les étoiles, À tout jamais. Ou encore Ode à l’apesanteur et Invisibles même si, pour ces deux chansons, il s’agira d’instrumentaux.
La reprise, au millimètre et à la note, farandole incluse, du tableau de 1989 de Sans contrefaçon est très amusante.
Ce spectacle est aussi l’occasion de redécouvrir une Mylène beaucoup moins statique que lors de ses deux précédents spectacles. Elle participe pleinement aux chorégraphies, avec ses moulinets de bras et de jambes uniques. Les ballets sont également modernisés par Goebel et Baki, qui apportent un côté urbain et dynamique bienvenu. L’ensemble est joyeux, enlevé, à la fois ultra-référencé et renouvelé.
Désenchantée nous amusera, avec ces danseurs masqués, nous faisant un instant penser à Chantal Goya, la correspondance étant ici flatteuse tant les spectacles de cette dernière sont, eux aussi, travaillés dans le moindre détail.
Signalons l’interlude animé de toute beauté sur Ode à l’apesanteur. Les visuels filent généralement l’image du corbeau, de façon poétique et renouvelée à chaque fois (et, il faut bien l’avouer, amusante à force de systématisme). Le tableau Que l’aube est belle offre un court-métrage (créé par Woodkid) simplement sublime, dans lequel on découvre un alias de Mylène s’aventurant vers un château-cathédrale, tour à tour enneigé et en feu. Farmer devient l’observatrice de la destruction de son propre monde, et fait écho (encore une fois) au générique de fin du film En concert de 1989, dans lequel elle assistait, silencieuse, à la mise à feu de son décor de pierres tombales.
Mylène Farmer étant connue pour son goût du détail, citons justement un détail parmi tant d’autres : les techniciens sont vêtus de capes encapuchonnées, à l’instar du moine ouvrant les grilles de la première tournée. Rien ne sera laissé au hasard.
Évoquons aussi les exquises lumières de Dimitri Vassiliu, qui avait déjà sublimé la résidence 2019. Chaque rai de lumière sublime le décor, la chanteuse et les danseurs.
Quant aux costumes, Olivier Theyskens avait déjà réalisé pour Farmer des tenues inoubliables, parmi lesquelles la robe du clip Je te rends ton amour, ou la robe portée lors de la cérémonie de clôture du festival de Cannes 2021 dont elle était membre du jury. Il s’est ici surpassé et propose une silhouette dynamique, élégante, festive, brodée et pailletée, les costumes oscillant entre le noir et blanc, le cuivré, le rouge et l’argenté.
Il nous faudra émettre quelques bémols. Nous avons déjà évoqué le choix étrange de la chanson d’entrée. Citons aussi la présence, de nouveau, du sacro-saint pont lacrymal, qui finit par agacer et rompre le rythme. Il dessert plus qu’autre chose, et une magnifique ballade comme Pas le temps de vivre, très beau choix au demeurant, tombe à plat. Certes, l’annonce de la présence d’Yvan Cassar sur la tournée nous y préparait mais, surtout, nous accablait.
Rayon vert, interprété avec AaRON, est étonnamment bien fade. Une autre version eut peut-être permis plus d’envol, offrant ainsi une transition moins molle vers la partie piano-voix.
Peut-être dûs aux aléas d’une première, de nombreux temps d’attente se font entre chaque tableau. Ces blancs étaient trop peu habillés. Néanmoins, lorsque des intermèdes musicaux se font entendre, force est de constater qu’ils sont (enfin !) construits à partir de ses propres chansons, et non avec des nappes de synthétiseur lourdes et pompeuses. Un medley musical et dansé (construit à partir de Dégénération / Beyond My Control / Je t’aime mélancolie / Rolling Stone / Pourvu qu’elles soient douces), fort sympathique, fait également patienter le public entre deux tableaux.
Tout cela nous mène au final, Rallumer les étoiles, lumineux et serein : « Dieu nous fait à son image / Et pour mieux tourner la page / Nul regret du passé ». Ce gospel s’accompagnera d’une sortie toute en douceur, Mylène s’élevant dans les airs de sa cathédrale, se désintégrant sous nos yeux ébahis pour redevenir un corbeau parmi les autres, poursuivant son voyage avec ses congénères.
Ce Nevermore est une réussite. Mylène Farmer parvient encore à nous surprendre, à nous émouvoir, à nous enchanter. Bref, à nous rendre heureux.
Il s’agissait d’une première, il manquait donc nécessairement un petit quelque chose pour rendre l’ensemble encore plus majestueux et fluide. Nous avons évoqué les blancs entre les tableaux. Tout ceci sera certainement corrigé par la suite.
Qu’attendre pour la prochaine série de concerts, si concerts il y a ? Enfin une partie symphonique ? Ou même, rêve ultime, une résidence à l’opéra Garnier ?
Le gigantisme proposé surpasse celui de l’Arena de 2019, tant le décor est d’une majestuosité folle et tant ce spectacle est, cette fois, particulièrement incarné.
Nous retenons les nombreux clins d’œil, notamment au premier concert de 1989 qui installa la légende scénique. L’affiche du spectacle, si intrigante, prend enfin tout son sens. Plus que de clins d’œil, nous pouvons maintenant parler de véritables leitmotive, au sens wagnérien. Mélange d’auto-citations, de références qui, juxtaposées les unes aux autres, créent une œuvre complémentaire, d’une cohérence inouïe, et incroyablement réjouissante après tant d’années de carrière.
Pierre Stempfer
J’ai eu la chance d’assister à sa première date à Lille spectacle à la hauteur de mes attentes. Vivement le prochain que j’attends avec impatience.
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