En 1988 Françoise Hardy songe sérieusement à arrêter la chanson. Peu à l’aise lorsqu’il s’agit de défendre son travail dans l’exercice de la promotion, elle souhaite passer à autre chose et c’est d’ailleurs ce qu’elle confie à Alain Puglia, directeur de Flarenasch, sa maison de disques du moment, chez qui elle a connu quelques succès depuis 1981 (Tamalou, V.I.P., Tirez pas sur l’ambulance…).
Puisque V.I.P., son dernier 45t en date, a été un succès (48e du Top 50 en 1986), Puglia lui propose de faire tout un album avec le compositeur du morceau, Jean-Noël Chaléat, qu’elle a rencontré par l’intermédiaire du coiffeur de son fils Thomas. Désespérée de trouver des mélodies qui lui conviennent, et après la défection de Gabriel Yared, producteur et compositeur de ses cinq derniers opus, elle accepte de rencontrer ce compositeur qu’elle ne connaît pas et qui a déjà travaillé pour Alain Chamfort. La rencontre donnera deux titres en 45t, V.I.P. (qu’il lui fait écouter tout en lui assurant que ce n’est pas fait pour elle) et sa face B Jamais synchrones.
Le tandem poursuit donc son aventure avec cinq compositions qui sont retenues pour le futur album : La Sieste, Une miss s’immisce, Dilettante, Je suis de trop ici et Avec toute ma sympathie. D’autres morceaux lui sont apportés par Etienne Daho, grand fan et ami de la chanteuse (Laisse-moi rêver) et son collaborateur Rico Conning (Vibrations). Jean-Pierre Mader et Patrick Doublé signent Dire tout (que Mader reprendra à son compte sur son album de 1992) tandis que le groupe Tobo soumet Arrêtons.
Autre collaboration de choix : celle de William Sheller sur La vrai vie c’est où ?, un titre qu’il a composé pour son album Univers paru en 1987 et pour lequel il avait demandé à Françoise d’écrire un texte. Mais Sheller, n’arrivant pas à se le mettre en bouche, plaidera sa technique vocale insuffisante et écrira finalement lui-même un texte dans l’urgence qu’il enregistre aussitôt sous le titre Darjeeling, et qui sort en deuxième extrait de son disque. La chanteuse qui tient à son texte qui, selon ses mots : « pour une fois ne parle pas d’amour mais de spiritualité avec humour », l’enregistre pour son compte, avec l’autorisation de Sheller. A l’écoute des deux morceaux, si on reconnaît bien la mélodie, les arrangements en sont tellement différents qu’il serait bien difficile d’imaginer une comparaison. La vraie vie c’est où ? (tout comme Avec toute ma sympathie) ne figurera toutefois que sur la version CD de l’album, la version vinyle ne comportant que dix titres.
Puis, Françoise adapte Waiting for the Right Time, une chanson de Les Holroyd enregistrée en 1983 par le groupe de rock progressif Barclay James Harvest, qui devient Décalages (cette fois on reste plus proche de l’original).
Partir quand même
Enfin, un titre de Jacques Dutronc au texte de Françoise qui devait figurer sur C’est pas du bronze en 1982, et que Dutronc ne garda finalement pas, trouve sa place ici. C’est Dutronc qui, sachant que Françoise avait entendu et aimé sa mélodie, lui demanda d’en écrire le texte. Mais l’arrangement réalisé à l’époque horrifia la chanteuse et la chanson fut écartée. Elle s’en souvint pendant la préparation de Décalages et enregistra Partir quand même.
Pour la première fois depuis l’album Entr’acte de 1974, Françoise signe tous les textes de l’album. En effet, peu convaincue du travail de Carole Coudray que Gabriel Yared avait imposée sur le disque précédent (elle était sa compagne de l’époque), elle reprend ici le contrôle de l’écriture. Et à l’instar d’Entr’acte, Décalages sera un album hautement autobiographique (mais quelle chanson écrite par Françoise ne l’est pas ?). En cela le titre de l’album résume parfaitement les peurs et les doutes de la chanteuse qui se perd dans une relation de couple où la réciprocité n’est pas évidente, où elle se sent déconnectée de l’autre, comme l’évoquait déjà Jamais synchrones deux ans auparavant, et où le danger n’est jamais loin.
« J’veux pas partager, chacun ses mœurs », dit-elle dans La Sieste, « une miss s’immisce subrepticement entre nous », « je sais bien que notre duo a quelques défauts » (Une miss s’immisce), « être intruse dans ta vie, je refuse » (Je suis de trop ici), « chaque fois que tu m’as, tu mates ailleurs et tu convoites celles que t’as pas » (Avec toute ma sympathie), « le doux objet de ma passion me donne bien peu satisfaction » (Arrêtons), difficile de faire moins explicite !
La préparation du nouveau disque ne se fait pas sans quelques déconvenues. La chanteuse souhaite en confier la réalisation à David Richards, dont elle a aimé le travail pour David Bowie et Iggy Pop, mais celui-ci n’est pas disponible et comme la maison de disques insiste pour que l’enregistrement se fasse rapidement, elle doit se rabattre sur Steven Stewart-Short que lui recommande Gabriel Yared. Ingénieur du son et producteur, Short a notamment réalisé l’album Femmes, indiscrétion, blasphème de Julien Clerc et quelques disques de groupes new wave anglais.
Françoise, qui souhaite donner une couleur acoustique à ses nouvelles chansons, s’en ouvre à Short lors de leurs premières rencontres mais ce dernier a une vision très différente de ce qu’il veut faire et s’installe au studio Guillaume Tell avec un synthétiseur numérique. Les séances qui ont lieu au début de l’année 1988 ne se passent pas dans la meilleure ambiance, malgré la présence de Jean-Noël Chanéat qui co-réalise et celle d’un jeune ingénieur du son qui deviendra bientôt un grand ami de la chanteuse, Alain Lubrano. Les arrangements de Stephen Short sont lourds et Françoise a des problèmes de justesse lorsqu’elle enregistre. Enfin, elle est horrifiée lorsqu’elle entend les premiers mix (et notamment celui de Partir quand même qui fuite en radio dans une version non finalisée) dont le son sature. Roland Guillotel, le directeur du studio, appelle alors à la rescousse Dominique Blanc-Francard avec qui elle n’a encore jamais travaillé mais dont Gainsbourg ne cesse de lui vanter les mérites. L’ingénieur du son (qui a vu défiler toute la chanson française, d’Eddy Mitchell à Nougaro en passant par Julien Clerc, Jane Birkin, Alain Souchon, Etienne Daho, Niagara et Jeanne Mas) rêve de travailler avec Hardy et accepte donc de relever le défi et de sauver l’album tant bien que mal.
Au final Décalages sonne aujourd’hui bien de son époque et pas toujours pour le meilleur malgré des mélodies très réussies. Les sautillants Une miss s’immisce, Dilettante, Vibrations, La Sieste, côtoient des ballades langoureuses (Laisse-moi rêver, Décalages…) et les morceaux les plus épurés sont sans doute les plus réussis (l’émouvant Je suis de trop ici et le standard de l’album, Partir quand même, qui s’impose comme premier extrait à l’unanimité).
Selon la chanteuse Décalages, qui sort en mai 1988, ne reçoit aucun soutien des radios et elle se voit contrainte de s’embarquer bien à contrecœur dans un marathon télévisuel pour faire la promo de son disque. Grâce à ses efforts, aux rotations du clip de Partir quand même dans lequel elle apparaît avec Jacques Dutronc, et peut-être aussi à l’annonce de l’arrêt de sa carrière, le 45t Partir quand même entre au Top 50 en septembre et y reste classé sept semaines, culminant à la 33e place. Une version longue est même réalisée pour les clubs et paraît en maxi 45t et en CD single. Au même moment, l’album fait lui aussi une percée au Top 30 où il entre le 15 septembre et reste quatre semaines, atteignant la 29e position.
Laisse-moi rêver
La promotion se poursuit avec un nouveau single, Laisse-moi rêver, le titre d’Etienne Daho. Il souhaite pour l’occasion en présenter une nouvelle version, plus acoustique, et remixe le titre en ajoutant une basse jouée par Gérald de Palmas. Mais Françoise déteste le résultat qui selon elle perd le sens de la version originale. Le remix sera tout de même édité sur le CD single du titre accompagné de la nouvelle version de Laisse-moi rêver que Françoise demande à Dominique Blanc-Francard de réaliser (il y aura une version single, un peu plus courte, et un remix club, les deux ayant pour particularité l’ajout d’un saxo).
En 1989 c’est La Sieste qu’on découvre en troisième et dernier extrait de Décalages dans une nouvelle version inédite. En effet, Françoise Hardy a demandé à Bernard Estardy de reprendre totalement le morceau qu’il va réaliser et mixer lui-même tandis qu’elle réenregistre les voix. Le résultat est enfin à la hauteur de la chanson qui trouve un aspect plus acoustique, bonifié par des voix plus claires et moins étouffées par les arrangements. Estardy s’en sort haut la main et c’est d’ailleurs sa version qu’on retrouvera désormais sur toutes les compilations de la chanteuse qui proposeront La Sieste. Il expliquera à la chanteuse que les nappes de cordes du synthé de la première version étaient fausses, de quoi la rassurer sur ses problèmes de justesse au moment de l’enregistrement. La Sieste bénéficiera d’un clip modeste (ce dont le single précédent avait été privé) mais n’entrera pas au Top 50.
Avant d’arrêter toute activité discographique jusqu’en 1996, la chanteuse clôt ses années Flarenasch avec la parution d’une compilation en 1989. Intitulée Vingt ans, vingt titres, on y retrouve quelques morceaux phares des débuts, les singles Flarenasch ainsi que cinq nouveaux enregistrements qu’elle fait réaliser par David Richards, le producteur qu’elle n’avait pas pu avoir pour Décalages. Au programme des réenregistrements de trois anciens titres ainsi que deux chansons écrites pour d’autres (Fais-moi une place de Julien Clerc et En résumé… en conclusion de Jean-Pierre Mader).