« Jolie petite schizo » ou « Princesse en exil » ?
Aéroport de Paris-Charles-de-Gaulle, fin 1981, une limousine attend Sheila, 36 ans, qui rentre de Los Angeles en compagnie de Lisa, sa secrétaire californienne. La chanteuse vient d’enregistrer son deuxième album américain : Little Darlin’, produit par Keith Olsen, le producteur de Pat Benatar, une référence. Son musclé, rock FM, relativement impersonnel mais efficace. Ça se tient, ça sonne. Keith Olsen l’a poussée à chanter dans les médium-graves. Ça lui va plutôt bien. En France, les radios diffusent encore son tube de l’été : Et ne la ramène pas, une gentille et fidèle adaptation du hit Shaddap Your Face de Joe Dolce, qu’elle reniera très vite.
Le virage du nouvel album sera radical mais ce ne sera pas le premier. Quatre ans plus tôt, elle avait réussi son coup en passant de L’Arche de Noé qui empiétait sur les plates-bandes de Chantal Goya, à Love Me Baby, titre disco produit à Londres et sorti sous le pseudo S.B. Devotion. Les fans avaient fini par reconnaître sa voix et le voile avait été levé. Short à paillettes, danseurs noirs, paroles en anglais : de quoi traumatiser tout un pays habitué à voir sagement grandir son ex-chanteuse yéyé à couettes laquées. Mais le tsunami n’avait causé aucun réel dégât, bien au contraire ! On parlait d’émancipation, d’épanouissement… L’idole du Teppaz d’antan enflammait désormais les dancefloors des clubs interlopes de la rue Sainte-Anne, au même titre que Donna Summer ou Boney M (une distribution Carrère), sans pour autant faire fuir son premier public. Claude Carrère, producteur et co-auteur-compositeur-éditeur du catalogue Sheila avait une nouvelle fois eu du flair. Une tentative de vraie carrière internationale s’imposait. Suite logique du conte de fées : la réalisation du rêve américain ! Mais le pygmalion se rendait-il compte qu’il entrouvrait ainsi à sa chanteuse-salariée (car Sheila était salariée de son producteur, cas rarissime, voire unique), les portes de la liberté et de la rébellion ? D’allers-retours incessants en virages à 180 degrés ; de courageux défis en mégalomanie ubuesque… Comment la chanteuse aurait-elle pu se contenter, après toutes ces aventures, des timides frissons d’un implacable Top 50 qui règnera en maître à partir de novembre 1984 ?
Retour sur quelques titres de la période charnière et schizophrénique d’une carrière hautement représentative des grandeurs et décadences d’une industrie musicale triomphante.
I Don’t Need A Doctor (1977) :
Un riff de guitare style moto au démarrage, un gémissement qui n’est pas sans rappeler l’extase de Donna Summer dans Love to Love You Baby (1975), puis la machine s’emballe, cocottes funky, violonnades et cuivres. Ça dépote et tout va bien puisqu’elle l’aime et qu’elle n’a pas besoin de docteur (répété au moins 15 fois) !
Kennedy Airport (1978) :
Comme son titre ne l’indique pas, le texte est en français, sur une musique originale de Toto Cutugno qui l’adaptera ensuite en italien pour lui-même. Titre prémonitoire et teaser du premier album américain à venir. Synthés-sirènes en intro, voix gonflée à bloc : « Une femme arrive sur Kennedy Airport / 4 heures de vol sur l’Atlantique ». Madame voyage en Concorde, naturellement. Serait-ce la suite heureuse de la chanson Orly de Brel sortie fin 1977 ? Extrapolons… Depuis 2017 ; ce titre ouvre les concerts de Sheila avec le groupe Hashtag et c’est une très bonne idée !
King of the World (1980) :
C’est la chanson qui donne en toute simplicité son titre au premier album américain de Sheila, produit par Nile Rodgers et le groupe Chic. L’album du fameux Spacer, qui sortira dans plus d’une vingtaine de pays. En France, la chanson King of the World a surtout marqué l’histoire du playback en temps réel lors d’une prestation chez Guy Lux où la bande s’arrêta net. Grand moment de solitude pour la chanteuse qui s’en sortit finalement bien. Professionnelle !
Les Sommets blancs de Wolfgang (1980) :
Le couplet peut faire penser à une musique de Richard Gotainer ou à My Sharona du groupe The Knack (1979) ; le refrain rappelle vaguement un générique de dessin animé (Capitaine Flam). Le texte convoque Folon, Mozart bien sûr, et une toute jeune invention nommée Walkman. Extrait de l’album sans doute le plus surprenant de Sheila : Pilote sur les ondes : gloubi-boulga à base de ska, soft rock, déviances sexuelles et Talking Heads. Résultat: une page dans Libération à l’époque.
Little Darlin’ (1981) :
C’est la période « bandeau de fin tissu barrant le front à la Björn Borg » et tuniques crées par Jean-Charles de Castelbajac. Guitares, batterie, claviers et cinq choristes entourent la chanteuse qui explore des tonalités plus graves dans cette production californienne. Le titre atteindra la 49e place du sacro-saint Billboard. Une performance que Michel Polac rappellera dans un fameux Droit de réponse du 19 décembre 1981 où la chanteuse se fera chahuter par des lycéens invités sur le plateau. Elle trouvera des soutiens ce soir-là auprès de Josiane Balasko, Guy Bedos, Pierre Desproges et Jean-Claude Carrière. C’est aussi l’émergence du clip et Little Darlin’ en bénéficiera ainsi que la face B du 45 tours : Put It In Writing. Un clip pour une face B, quelle opulente époque ! De l’album éponyme, qui obtiendra une bonne critique dans Rock & Folk, se détachent l’efficace It’s Only Make Believe et le titre le plus rock de toute sa discographie : Stranded.
Body Building (1982) :
Face B du dernier gros succès de Sheila: Gloria (adaptation du tube d’Umberto Tozzi). Body Building, inspiré de Physical d’Olivia Newton-John (qui revit actuellement dans le film Le Grand Bain de Gilles Lellouche) sorti l’année précédente et hymne à l’aérobic, est la première collaboration de Sheila avec son futur mari : Yves Martin. La chanson fut pressentie pour être le générique de l’émission Gym Tonic de Véronique et Davina. Pressentie seulement. Le vent tourne…
Myrtille Givrée
J’adore! C’est bien écrit, drôle, et pointu. Pas sûr que Body building ait vraiment sa place ici, pour moi ses années anglo-américaines s’arrêtent en 81 avec l’album Little darlin’.
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Ça fait du bien de lire un article sur Sheila qui ne soit ni une descente en flammes ni une glorification… bien documenté, tout est juste et bien vu.
Bravo!
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Peut-être rappeler que le clip de Little Darlin’ est l’un des tout premiers clips, voire le premier, réalisé par J.B Mondino. Excusez du peu !
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Merci de cette précision James ! 🙂
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Aussi éducatif que ludique (et toujours pertinent), le « petit Sheila illustré » traité avec le plus grand sérieux sous une apparente légèreté, chapeau bas !
Comme Frank Michon, je n’aurais peut-être pas intégré « Body Building » dans le lot, morceau qui annonce justement une période plus constante dans l’univers musical si décousu de la demoiselle lors de son dernier quinquennat dirigé par Carrère et qui s’éloigne définitivement des entreprises de conquête du marché international. À la rigueur, il m’aurait semblé plus approprié d’inclure une des 2 faces A françaises de 82 « La Tendresse d’un homme » ou « Gloria » puisque c’est Sheila elle-même qui en a commandé les adaptations à son boss après avoir entendu et kiffé les V.O à la radio U.S. Mais c’est un détail et il est clair qu’en terminant sur « Body Building » , la petite démonstration sur le caractère hautement schizophrénique de la carrière de Sheila durant ces années ne pouvait s’en révéler que plus édifiante.
Merci aussi d’avoir choisi spécifiquement ces titres plutôt que d’autres tubes plus attendus. J’espère que tu les as aussi retenus parce que tu les aimes autant que moi.., en tout cas, il n’y en a aucun que je n’apprécie pas dans le lot.
Encore bravo !
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N’est pas Pat Benatar qui veut… Mais j’avoue que « It’s only make believe » (même si la voix n’est pas assez rauque pour ce genre de chanson benatarienne) est intéressante. Sinon, article très intéressant, encore une fois !
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C’est marrant parce que « It’s only make believe » est justement le morceau que j’apprécie le moins sur cet album (que j’adore au demeurant) et vous êtes au moins 2 ici à estimer pourtant que c’est le meilleur,comme quoi… Je lui préfère nettement « Nothing less than love », « Waiting for the night », « Runner » ou « Put it in writing » qui me semblait s’imposer comme LE titre à défendre prioritairement (ça a seulement failli…). Après, je ne pense pas une seule seconde qu’Anny Chancel ait « voulu être ou faire Pat Benatar » sur ce LP (savait-elle encore seulement comment chantait Benatar à cette époque…) . Elle a été Sheila, c’était déjà beaucoup, avec un spectre de capacités insoupçonnées ou acquises sur la durée dont pas mal de ses consoeurs de l’hexagone se seraient largement contentées.
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