Depuis le dernier album studio de France Gall paru en 1981 (Tout pour la musique), le paysage musical a changé. Michel Berger, qui aime flairer l’air du temps et a toujours eu les oreilles qui traînaient du côté des anglo-saxons, en est bien conscient. Du rock à la variété, le synthétiseur s’est imposé et permet facilement et à moindre coût de créer des sons. Alors que jusqu’à présent les productions de Berger n’en faisaient que peu usage, la donne change en 1984, année où c’est au tour de France Gall de sortir un album (Berger a reçu un disque d’or pour Voyou paru en 1983, porté par le succès du 45 tours éponyme, écoulé à 200 000 exemplaires). Sur Débranche !, Berger va donc remiser son piano et confier les partitions de synthés à des pros.
« On a souffert pour cet album. On a mis du temps à le finir » avoue la chanteuse dans ses notes pour l’anthologie Évidemment en 2001. Fait-elle allusion à la maladie de sa fille, révélée il y a peu ? Ou bien à la production du disque qui s’étale entre Paris et Los Angeles ? Quoi qu’il en soit, leurs chansons en poche, Michel et France s’envolent aux États-Unis pour travailler avec des musiciens américains qu’on a choisis pour eux et qui manient le synthé à la perfection : Michael Boddicker (Michael Jackson, Donna Summer… mais aussi Alain Chamfort et Véronique Sanson), Greg Mathieson (Laura Branigan, Sheena Easton…), Bill Cuomo (Kim Carnes, Olivia Newton-John…), tandis que David Woodford est au saxophone, Carlos Vega à la batterie et Michael Landau à la guitare. Six titres sont mis en boîte au Conway studio. De retour en France avec l’ingénieur du son américain, ce sont les trois autres titres du disque qui sont enregistrés avec une équipe française : le fidèle Jannick Top, le non moins fidèle Jean-Pierre Janiaud, Claude Salmieri, Kamil Rustam, Georges Rodi et Roland Romanelli s’occupent de la basse, des maracas, de la batterie, de la guitare et des synthés additionnels. Les séances parisiennes se déroulent au studio du Palais des Congrès tandis que les voix et le mixage, que Michel préfère faire à Paris, se font au studio Gang où ils ont leurs habitudes.
« Je voulais un son différent, celui que l’on entend sur les disques américains, pur. » dira France. Et en effet, sous la direction de Michel, le son de Débranche ! est en phase avec son temps, de la synthpop qui swingue et sur laquelle on danse, mais toujours dans la recherche d’une certaine forme de sophistication et d’élégance propre au compositeur. Comme il l’avait fait avec Luc Plamondon pour Starmania, il perçoit et s’empare à nouveau des grandes questions qui marqueront le 21e siècle : la prédominance des machines (Débranche !) et la mondialisation (Hong-Kong star), deux thèmes forts pour les deux plus gros tubes du disque.
Tout est inspiré de ressentis et d’expériences personnelles. Comme bien souvent, Berger parle de ses angoisses, mais aussi de son métier et de celui de sa femme, de ses proches, de la relation au public… Des thématiques qui touchent aussi et forcément la chanteuse : « Je me sens tellement collée à la musique de Michel, ce qu’il écrit est si proche de moi que je ne peux que ressentir avec la même force ce qu’il offre aux autres », déclare-t-elle en 1985. Le couple est conscient que le public de France est un public jeune, conscient aussi de la multiplication des radios et des possibilités de diffusion, et que c’est ce public qui achète des disques, en particulier des 45 tours. Quatre seront extraits de Débranche !, soit huit titres pour un album qui en compte neuf. « Il est rare de sortir quatre simples, mais il faut penser à ceux qui ne peuvent pas toujours acheter un album », commente la chanteuse.
Avec sa pochette bleu électrique signée Bettina Rheims, Débranche ! est dans les bacs le 2 avril 1984 et c’est un carton ! Au tout premier Top album officiel publié en janvier 1985 (soit neuf mois après), Débranche ! est classé 8e. Il sera certifié platine en 1984 (400 000 copies) puis double platine en 2001 (600 000) lorsque la maison de disques remettra à jour toutes les certifications albums de la chanteuse.
Décryptage en neuf titres :
Débranche – C’est sans conteste le tube de l’album, et c’en est d’ailleurs le premier extrait. Les synthés rutilent, le saxo envoûte, le rythme est irrésistible, exit l’acoustique de Tout pour la musique, on est emporté dès les premières mesures par cette composition qui donne le ton de tout le disque et où la chanteuse nous invite au lâcher-prise. Une idée née d’un voyage en Chine : « Le retour aux plaisirs simples. Le refus de l’envahissement par les machines. Se rapprocher de l’être humain, de l’autre », note-t-elle. Une chanson qui l’enthousiasme et qui est pour elle l’occasion de tourner son premier clip, un media qui commence à prendre de l’importance en 1984. Réalisé par Jeep Novak, photographe belge surtout connu pour ses pochettes de disques (Lio, Viktor Lazlo…), le film est assez sommaire et alterne des plans de la chanteuse en studio avec ses musiciens avec ceux d’un jeune Américain, aux vagues airs de James Dean, qui quitte sur un coup de tête son poste au Crédit Lyonnais (!) pour s’échapper sur un vol Air France. Ce sera le seul clip tourné pour l’album (le suivant, Babacar, en comptera cinq !). On pense aussi aux discothèques et au formidable succès qu’y avait obtenu Musique en 1977 ou Il jouait du piano debout en 1980 et l’on réserve une version longue de Débranche ! à un maxi 45t promotionnel qui lui assure de très bonnes rotations jusqu’à fin 1985. Quant au 45t, il sort comme l’album en avril 1984 et fera une apparition en fin de parcours à la 44e place du tout premier Top 50 du 3 novembre et se vendra à plus de 300 000 exemplaires.
Calypso – Slow chaloupé sur fond d’amour désabusé, d’entente contrariée et d’attractions exotiques, Calypso sera un succès d’hiver qui paraît en troisième extrait de l’album en février 1985. On note la présence aux chœurs de Lio et d’Alain Chamfort, alors en couple (une histoire sur laquelle ils restent relativement discrets à l’époque par égard pour la femme et les enfants de Chamfort). Les deux font partie du cercle des amis de Michel et France. Calypso se classera 36e au Top 50 avec 50 000 disques vendus*.
Tu comprendras quand tu seras plus jeune – Une formule détournée et un texte qui s’adresse sans doute au public jeune dont France se sent proche et qui évoque les sentiments à fleur de peau d’un cœur à vif, avide d’intensité et qui se heurte à l’incompréhension d’un monde adulte déjà blasé, « déjà devenu sourd ». Elle trouve que c’est une chanson très Berger : « Ce sont des chansons comme celle-là qui m’ont poussée au début à travailler avec lui. C’est une vraie chanson d’album ». Tu comprendras quand tu seras plus jeune sera placé en face B du 45t Hong-Kong star.
Hong-Kong star – C’est le deuxième gros succès de Débranche !, sorti en single en septembre 1984 alors que France Gall débute sa série de concerts dans un Zénith parisien fraîchement inauguré. C’est un voyage en Asie, et en particulier à Hong-Kong, qui inspire à Berger ce texte. Un soir en allumant sa télé, il est surpris d’y voir des artistes locaux qui miment à l’excès les Américains, gommant toute trace de leur individualité ou de leur culture. Il s’en trouve particulièrement affecté et dressera ce portrait amer qui, dit-elle, a déplu aux Chinois de France. Il s’agissait pourtant pour Michel de défendre leur identité. Morceau rythmé, avec son rappel du titre scandé dans le refrain et un gimmick de synthé qui vient le ponctuer astucieusement, Hong-Kong star est la toute première chanson de France Gall qui bénéficie d’un remix édité sur maxi-45t (avec la version longue de Débranche ! en face B). Le single apparaît à la 6e place du premier Top 50 de novembre et se vendra à 250 000 copies.
Cézanne peint – Été 1983. France et Michel passent leurs vacances en Provence, tout près de l’atelier de Cézanne. « Cézanne partait à pied dans la campagne, et s’arrêtait pour peindre. En nous promenant, nous sentions sa présence. », commente la chanteuse à la presse jeune en 1985. La coïncidence inspire à Berger le portrait d’un artiste, dans lequel il se projette évidemment, qui « éclaire le monde pour nos yeux qui ne voient rien » et touche au divin. Il jouera la chanson presque terminée à France qui se sent particulièrement touchée. « Un jour où il peignait dehors, il fut pris par la pluie. Il est tombé malade et est mort deux jours plus tard, d’où l’orage à la fin de la chanson ». Quatrième et dernier extrait de l’album, Cézanne peint est commercialisé en mai 1985, et France tenait d’ailleurs beaucoup à la mise en avant de cette chanson, l’une de ses favorites du disque, avant la fin de l’exploitation. Le morceau retient l’attention de Bernard-Henri Lévy qui invite la chanteuse à l’interpréter lors du Grand échiquier qui lui est consacré, et Françoise Giroud vantera les qualités de la chanson dans un article. Une caution intellectuelle qui fera plaisir au couple Berger/Gall, souvent regardé de haut, bien que le 45t accuse des ventes qui ne lui permettent pas d’entrer au Top 50.
Savoir vivre – « Ce texte est un vrai programme pour la vie », dit la chanteuse à propos de Savoir vivre. C’est en effet une variation sur le carpe diem posée sur un mid tempo qui s’appuie sur les synthés et les boîtes à rythme, un exercice « très technique de par sa complexité ». Savoir vivre sera la face B de Cézanne peint.
Si superficielle – Un coup de projecteur sur les revers de la célébrité, sur le sentiment paradoxal de l’attrait pour une vie de lumière et l’impression que personne ne vous connaît vraiment : « Dans mon univers de décibels, les légendes effacent le réel… » Si superficielle sera la face B de Calypso.
Annie donne – Hommage à un personnage de l’ombre du clan Berger/Gall, Annie donne dresse le portrait de leur cuisinière Annie Beugnon, une figure maternelle, protectrice et réconfortante. Une chanson qui parle de sentiments simples, comme Berger sait si bien les écrire. Seul des neuf titres de Débranche ! qui ne figurera pas sur un 45t.
J’ai besoin de vous – Sur le livret de l’album, France cite un passage de J’ai besoin de vous pour en faire une dédicace précédée de ces quelques mots : « Je dédie ce disque à tous ceux qui ne m’entendent pas seulement mais qui m’écoutent… » La ballade émouvante, dédiée à son public, était à la base conçue comme un morceau rapide. Mais il parut évident qu’il fallait se concentrer sur le texte et le tempo fut considérablement ralenti. La chanteuse l’imagine déjà sur scène et elle en fera l’ouverture de son prochain spectacle au Zénith où ce sera la seule chanson de Débranche ! hors singles interprétée. Présente en face B du 45t Débranche !, c’est l’une des deux chansons qu’elle préfère sur cet album.
* merci à Fabrice – Top France
C’est justement les synthétiseurs omniprésents sur cet album qui me déplaît et c’est bien dommage car les compositions sont très réussies.Michel Berger voulait que France Gall colle à l’air du temps…
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En tout cas , super billet très complet ! J’ignorais que « Cézanne peint » (quelle chanson !!) ne figurait pas au TOP 50 .
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