Fin juin 1983, lorsque Cruel Summer fait son apparition dans les bacs des disquaires britanniques, les Bananarama ont déjà aligné quatre singles classés dans les cinq premières positions des charts et leur premier album, Deep Sea Skiving, n’est sorti que depuis un peu moins de quatre mois. Mais, soucieuses de maintenir leur cote auprès du public, les trois filles et leurs producteurs Tony Swain et Steve Jolley se remettent au travail afin de sortir un nouveau 45 tours pour l’été.
Cruel Summer
A partir d’une maquette refusée par Imagination (groupe également produit par Jolley et Swain), les trois filles et les deux garçons vont écrire pour la première fois ensemble cette chanson provisoirement intitulée Cruel. L’idée est de prendre le contrepied du tube d’été festif et joyeux avec un texte qui parle de séparation plutôt que d’une amourette au soleil. Canicule, ville déserte, amour envolé… l’été des Bananarama semble en effet bien cruel et pourtant la chanson va devenir l’un de leurs standards, si ce n’est leur chanson la plus renommée. Il faut dire que la production est diablement efficace et saisit l’auditeur dès les premières notes de l’introduction. Quant au chant, les trois filles persistent à mêler leurs voix à l’unisson, ce qui deviendra leur marque de fabrique, à l’inverse des Go-Go’s dont Belinda Carlisle est la chanteuse leader ou, quelques mois plus tard, des Bangles qui se partagent les chansons.
Pour le clip de Cruel Summer, Sara, Siobhan et Keren se payent le luxe d’un tournage à New York, une bonne excuse pour passer quelques jours dans cette ville qu’elles ne connaissent pas encore… Sous une chaleur écrasante, les Nanas campent trois garagistes surexcitées qui finissent par se faire la malle avec un chauffeur routier pour aller danser… Accompagné de son lot de remixes, Cruel Summer est également l’occasion d’éditer sur maxi 45t une reprise de Cairo, unique single reggae sorti par la chanteuse Joyella Blade en 1978 et déjà repris par le groupe anglais Amazulu en 1983. Joli succès dans les charts anglais, Cruel Summer grimpe jusqu’à la 8e place en août 1983 mais il faudra attendre quelques mois avant qu’il ne débarque en Europe. Véritable tube en France, le single atteint son apogée en février 1984 et s’écoulera à plus de 600 000 copies. Un an après sa sortie initiale au Royaume-Uni, ce sont les Etats-Unis qui accueillent Cruel Summer suite à son inclusion dans la BO du film Karaté Kid qui cartonne à l’été 84, tout comme Bananarama qui se retrouve à la 9e place du Billboard.
Robert De Niro’s Waiting
L’engouement de Cruel Summer en Europe va prendre de court les trois filles qui se voient contraintes de remettre à plus tard les séances d’enregistrement de leur deuxième LP éponyme qui ne voit le jour que mi-avril 1984. Après avoir cartonné avec des reprises sur leur premier disque, les filles, qui vivent encore à trois dans un logement social, veulent mettre en avant leur propre écriture ainsi qu’aborder des thématiques engagées afin de se donner une image moins frivole. Même si cela passe inaperçu à l’époque et que le propos sera même réfuté par Keren en 2012, Robert De Niro’s Waiting, le 45 tours suivant, parlerait en fait de viol : « Les paroles nous sont venues de notre admiration pour les films de Martin Scorsese. Mais de mon point de vue, la chanson parle aussi d’une rêveuse qui ne veut pas d’un petit-ami réel parce qu’elle a été violée. Il se peut qu’il y ait eu des paroles plus sordides à un moment donné, mais on a adouci le tout pour dépeindre quelqu’un qui évite les hommes parce qu’elle a l’impression que personne ne pourra égaler son obsession pour une star de film », déclara Siobhan au Guardian en 2017. Quoiqu’il en soit réellement, c’est de toute façon Robert De Niro qui attise toutes les curiosités et il se trouve que l’acteur américain est justement en tournage à Londres pour le film Brazil au moment où Bananarama enregistre la chanson. Curieux de savoir pourquoi on utilise son nom dans une chanson, De Niro propose aux trois chanteuses d’aller prendre un verre ensemble. Anxieuses et intimidées à l’idée de rencontrer leur idole, Sara, Siobhan et Keren prennent d’abord quelques verres afin de se donner du courage : « C’était un soir d’hiver très froid et il portait un bonnet à pompon et des lunettes et on s’est demandé « mais qui est cette personne qui essaye d’attirer notre attention ? » On ne l’avait pas reconnu. Son producteur était avec lui, et c’est d’ailleurs lui qui a fait la plupart de la conversation. Je crois que De Niro était assez intimidé. Mais évidemment le bar était rempli de nos amis et de nos petits-amis, tous assis à des tables séparées pour essayer de l’apercevoir. » Quant au clip de la chanson, qui se calque plus ou moins sur le texte, il est filmé durant une nuit glaciale de janvier, et les filles qui voulaient engager un sosie de De Niro se retrouvent finalement avec un acteur qui ressemble plutôt à John Travolta : « A l’ère de MTV, les clips étaient importants, mais on nous allouait toujours des budgets ridicules. » La maison de disques préfère en effet miser sur les remixes et les éditions spéciales puisque trois maxis de couleurs (rose, bleu et vert) arborant chacun une photo d’une des chanteuses sont pressés ainsi que trois 45t picture reprenant le même principe, et trois autres avec une carte postale à découper. En face B, on place Push!, un inédit qui ne sera pas repris sur l’album. Robert De Niro’s Waiting est un nouveau tube qui fait encore mieux que Cruel Summer en Angleterre où il décroche une troisième place et un disque d’argent. C’est également un succès en France où plus de 200 000 exemplaires trouvent preneurs.
Afin de refléter la teneur plus sérieuse du deuxième album, on mise ensuite sur Rough Justice pour succéder à De Niro en mai 1984, peu de temps après la sortie de l’album Bananarama. Pauvreté, maltraitance, injustice sociale, Rough Justice s’en prend un peu à tort et à travers à tout ce qui révolte les trois jeunes femmes dans la société. Dans le clip, les Nanas prennent d’assaut le journal télévisé afin d’y délivrer leur message, mais malgré un refrain efficace et un remix pour la version 45t, Rough Justice ne dépasse pas la 23e place des charts. Une déception. On mise pourtant sur l’attrait des jeunes fans pour les gadgets avec un 45t à pochette lenticulaire, un maxi comprenant trois stickers hologrammes mais également un nouvel inédit en face B, Live Now.
Pour enfoncer le clou, on sort en quatrième single en novembre 1984 Hot Line to Heaven, un constat des méfaits de la drogue sur une composition de plus de sept minutes. Pourtant, State I’m In, plus dansant, positif et enjoué avait été envisagé à la place, et un clip avait même été tourné. Mais, en quête de crédibilité artistique, Bananarama opte pour le titre le moins évident du disque qui se voit raccourci et remixé pour sa version 45t. Le sautillant State I’m In, qui n’est pas sans rappeler les tubes de la Motown, est placé en face B et a également droit à sa version longue sur maxi. Au rayon gadgets, le label opte cette fois pour une édition spéciale du 45t comprenant un puzzle reprenant le visuel de la pochette du disque. Pas assez attrayant hélas pour faire un tube de Hotline to Heaven qui se contente d’une brève apparition en 58e place des classements…
Malgré les tubes Cruel Summer et Robert De Niro’s Waiting, le deuxième opus de Bananarama est un succès commercial en demi-teinte avec seulement une seizième place au top albums anglais. Il pâtit, sans doute, de l’image trop sérieuse que semble désormais revendiquer le groupe de filles qui souffre de passer pour un trio de jolis minois décérébrés uniquement destiné à faire danser les gamins.
Le disque Bananarama est symboliquement dédié à un ami du groupe, Thomas Reilly, abattu sans raison valable d’une balle dans le dos par un soldat anglais alors qu’il n’avait que 22 ans. King of the Jungle, autre chanson du LP, évoque ce fait de manière détournée : « Cette chanson parle de la bêtise de donner des armes à feu à des gamins de 18 ans à qui on demande d’aller tuer des gens pour le compte de l’Etat ». Le tout sur une musique dansante, car c’est tout de même la marque de fabrique du groupe dont le disque, s’il a peut-être le défaut de se vouloir (naïvement) honnête et donneur de leçons, est une réussite au niveau de la production qui reste fraîche et efficace.
Autre morceau réussi, Dream Baby, le seul de l’album qui n’est pas co-signé par Bananarama et ses trois producteurs, est crédité au très éphémère groupe Six Sed Red formé par Cindy Ecstasy (Soft Cell) et Rick Holliday (B Movie) et dont on ne recense qu’un seul single : Shake It Right en 1984.
Enfin, Through a Child’s Eyes, le titre qui referme le disque, en est la seule ballade. Il évoque une certaine nostalgie de l’enfance, une insouciance perdue qui a fait place à la cruelle réalité de la vie d’adulte : « Je n’aurais jamais cru que je grandirais, (…) le soleil s’en est allé et les nuits sont froides, tu ne m’avais pas dit… ».
La face A du disque a la particularité d’enchaîner les titres King of the Jungle et Dream Baby qui se termine par un court interlude durant lequel les trois chanteuses vocalisent et qui, s’il n’apparaît pas sur la pochette du vinyle original, sera nettement distingué en une piste séparée sur l’édition CD qui l’intitulera sobrement Link. Autre particularité, pendant un temps limité, les éditions américaines de l’album Bananarama intégreront une piste supplémentaire, la chanson The Wild Life écrite pour la bande originale du film du même nom et qui fait office de nouveau single outre-Atlantique. Pour l’ajouter au vinyle sans avoir à retirer une autre chanson, on raccourcira Hot Line to Heaven à sa version single. Mais le succès limité de The Wild Life (70e au Billboard) ne relancera pas les ventes américaines de l’album qui obtint tout de même une respectable 30e place.
Si la collaboration avec Tony Swain et Steve Jolley se poursuit majoritairement sur True Confessions, l’album suivant qui sort en 1986, c’est l’ouverture au son de Stock Aitken Waterman (trio de producteurs anglais qui viennent de signer le tube You Spin Me Round (Like a Record) de Dead or Alive) sur deux titres qui va à nouveau propulser Bananarama au sommet des charts avec une reprise de Venus…