Sheila and B. Devotion – King of the World

Sheila B Devotion King of the World Pop Music Deluxe

Le premier album de Chic paraît en 1977, la même année que le premier album en anglais de Sheila, et ils surfent tous les deux sur la vague ascendante du disco. Si le groupe de Nile Rodgers et Bernard Edwards enflamme les charts et les pistes de danse avec des tubes comme Dance, Dance, Dance, Le Freak et Good Times, Sheila & B. Devotion n’est pas en reste et conquiert la planète avec Love me Baby, Singin’ in the Rain ou I Don’t Need a Doctor. Dire que la rencontre des deux était inévitable serait sans doute un peu trop complaisant, les artistes se lançant avec plus ou moins de bonheur dans le disco à cette période étant légion, elle est en tout cas de ces associations providentielles, magiques, qui font le sel d’une carrière.

Après la sortie de deux 45 tours (censés annoncer le deuxième album disco de Sheila B. Devotion) au succès très moyen (200 000 ventes en France tout de même pour Seven Lonely Days boosté par un remix, une 16e place en Suède et une 50e en Allemagne, et un bide pour No, No, No, No qu’on entend surtout en discothèques), la carrière internationale de Sheila est en train de prendre l’eau.

C’était évidemment sans compter sur le flair de Claude Carrère, producteur historique de la chanteuse française, qui se met en contact avec Chic (qui vient de produire l’album et le tube de Sister Sledge We Are Family) afin que Rodgers et Edwards prennent en charge la suite de l’aventure Sheila B. Devotion. Affaire juteuse ou réel intérêt artistique de la part des deux musiciens, on aimerait penser qu’il s’agit un peu des deux, Rodgers et Edwards ne connaissant bien évidemment pas la renommée de la petite chanteuse française. Toujours est-il qu’on se met d’accord et que le prochain Sheila sera entièrement écrit, composé, conçu, pensé et réalisé par Chic, qui souhaite tout de même en savoir plus sur la chanteuse afin de lui concocter, si ce n’est du sur-mesure, au moins quelque chose de personnel. Carrère leur dépeint alors un portrait de Sheila dont l’anglais n’est pas encore celui d’aujourd’hui (elle a enregistré Love me Baby en phonétique), mais les deux producteurs ne s’en trouvent pas plus avancés (« On ne pigeait pas, alors on a commencé à imaginer des trucs », se rappelle Nile Rodgers en 2003). On leur présente Sheila comme une enfant star, une couverture de magazine, et leur envie naturelle est de faire du petit prodige une femme émancipée, à l’aise dans son époque, évoluant dans un univers bercé de nouvelles technologies et de science-fiction. « C’était comme un mariage arrangé, car je ne connaissais pas la mariée et son père avait décidé que j’allais l’épouser », s’en amusera plus tard Nile Rodgers.

« J’avais déjà une grande passion pour ce qu’ils faisaient, car j’adore leur style de musique. Ce sont de très grands musiciens et en plus lorsque j’ai entendu les chansons qu’ils étaient en train de m’écrire, j’ai été ravie. Ce sont de grands professionnels et pour moi c’est une aventure passionnante », s’enthousiasmera Sheila durant la promotion de son nouveau disque.

La première chanson qu’elle entend sur une cassette qu’on lui fait parvenir alors qu’elle est en vacances à Saint-Tropez s’intitule Spacer : « Je me rappelle avoir pleuré, parce que pour moi c’était… il faut imaginer quoi ! Tu entends l’intro de Spacer et là tu te dis attends c’est pour moi, c’est moi qui vais chanter ça ! », se remémore la chanteuse lors d’un entretien avec Jacques Pessis en 2006.

Sheila B Devotion Spacer Pop Music Deluxe

Sheila prend le Concorde pour la première fois afin de se rendre à New York pour enregistrer son nouvel album dans le studio Power Station où tout est déjà en place et n’attend plus que ses voix. Carrère, qui l’accompagne, est gentiment raccompagné dehors, lui et ses idées bien arrêtées sur la direction et le son Sheila. Ici les producteurs gèrent le disque à leur façon, du début à la fin, ce qui n’est pas du tout pour déplaire à la chanteuse qui découvre une nouvelle façon de travailler. « Carrère trouvait que Spacer n’était pas assez disco. Nile, au contraire, jugeait que le disco était mort. Selon lui, il me fallait un son différent. Et il ne souhaitait pas en discuter avec un businessman qui ne comprenait rien à l’évolution qu’il entendait donner à ma carrière », écrit-elle dans son autobiographie Danse avec ta vie en 2013. Nile Rodgers n’a pas tort et sent le vent tourner car, si le disco à encore de belles années devant lui en Europe, le courant musical est arrivé à saturation aux Etats-Unis et se voit rejeté du jour au lendemain, disparaissant des radios et du classement des meilleures ventes dès septembre 79. L’album qu’il prépare pour Sheila, s’il présente tout de même trois compositions orientées disco, amorce un tournant musical inévitable. Et si dans l’inconscient collectif l’album King of the World est étiqueté disco, il s’agit en fait d’un album rock, comme le note très justement le magazine Billboard en juin 1980 : « S’orientant nettement vers la dance-rock, les génies de Chic ont produit un album qui sonne très européen, ce qui sied parfaitement à la chanteuse française Sheila. De l’influence Kraftwerk sur Mayday à la guitare musclée de Cover Girls, c’est du Rodgers et Edwards comme on ne les a jamais entendus. » « La musique a évolué et évoluera toujours. En ce qui me concerne aujourd’hui je pense que nous sommes déjà à l’après disco », reprend Sheila à son compte au moment de présenter son disque en France.

Sheila découvre donc son album au moment de l’enregistrer. « Le plus difficile pour moi c’était l’accent », dira-t-elle. « La voix de Sheila avait un accent, qui était très apprécié dans la dance music à l’époque », tempère Nile. Enregistré en trois après-midi, l’album King of the World (un hommage au Maître du monde de Jules Verne) propose une production impeccable sur huit morceaux. Entre dance-rock, funk, disco, r&b, l’instrumentation fait la part belle aux cordes, claviers, percussions, solos de guitare musclés de Nile Rodgers, sans oublier les chœurs (avec notamment Luci Martin au casting, vocaliste de Chic). Le piège aurait été de noyer la voix de la petite française au milieu de cette grosse machinerie déjà bien huilée, ce qu’éviteront très intelligemment Nile et Bernard. On n’avait encore jamais entendu ces effets-là sur la voix de la chanteuse, débarrassée des tics Carrère et désormais mise en valeur par des chœurs qui souvent la doublent, ou bien lorsque, à son grand étonnement, on l’amène dans des graves jamais explorés. C’est pourtant bien Sheila qui porte tout le disque par son interprétation, son timbre si identifiable, semblant aussi à l’aise sur du rock, de la pop, du disco, des graves de Spacer aux aigus de Don’t Go. Le disque concocté par Chic lui va comme un gant.

Et en avant-première de l’album, c’est l’incroyable Spacer que l’on va lancer fin 1979. Aujourd’hui culte, l’introduction au clavier, le riff de guitare entêtant de Rodgers, l’univers futuriste du morceau qui rend hommage au personnage de Han Solo (ce pilote de l’espace et chasseur des étoiles romantique) dans une Amérique post Star Wars (le premier film a cartonné deux ans auparavant et la suite s’annonce pour le printemps 1980), le morceau disco par excellence va recevoir un très bel accueil en Europe, sans dépasser toutefois les scores de Singin’ in the Rain. Spacer gagnera ses lettres de noblesse sur la durée, notamment par ses nombreux remixes et reprises. Commercialisé avec Don’t Go en face B, autre morceau disco (sans doute celui au tempo le plus modéré sur un album qui ne compte que des chansons dansantes) sur lequel l’interprétation de la chanteuse impressionne, Spacer fait son entrée dans les vingt meilleures ventes de 45 tours en France début décembre 1979 et grimpe jusque dans le top 5 fin janvier 80. Claude Carrère met le paquet sur la promotion et les Champs-Elysées se parent d’affiches à l’effigie de Sheila. En tout, plus de 400 000 disques sont vendus. A l’étranger, Spacer marchera bien également : n°1 en Grèce, n°5 en Italie, n°9 en Allemagne, n°18 au Royaume-Uni… Aux Etats-Unis, Spacer se contentera d’un relatif succès en discothèques où il reste classé 13 semaines et pointe en 44e place le 28 juin 1980. Petit exploit pour une chanteuse française, il se classe également 28e du palmarès soul. Morceau de près de 6 minutes qui figure dans sa version album sur les maxi 45 tours édités à l’époque, c’est une version raccourcie qu’on trouvera sur le 45 tours. Un clip est tourné, présentant la chanteuse en tenue futuriste, appuyée par sa fameuse chorégraphie avec bâtons et effets lasers.

C’est un saut dans le vide que nous propose Sheila, agrippée aux sangles de son parachute sur la pochette de l’album King of the World commercialisé au printemps 1980 (« Je n’ai toujours pas compris la pochette de l’album. Je ne sais pas pourquoi j’ai dû jouer à celle qui sautait en parachute… »). « Jamais une chanteuse française ne s’est vu offrir une pareille opportunité : il ne faut pas que je la laisse échapper, car toute la suite de ma carrière en dépend », confie-elle à l’époque. Outre les deux titres déjà connus, on y trouve quelques morceaux fort bien troussés, notamment ce Charge Plates and Credit Cards qui a la faveur des DJs italiens et du magazine Billboard pour qui il s’agit tout bonnement du meilleur morceau du disque. « Quel est le plus gros problème pour un mannequin ou une actrice ? Dépasser son budget, essayer d’entretenir son image. Elle sort dans la rue et elle est assaillie par ce qu’on lui propose d’acheter. Donc on s’est dit que de rembourser ses cartes de crédit lui faisait mener une vie infernale », expliquera Rodgers à Daryl Easlea dans son ouvrage sur Chic en 2004. « Après avoir enregistré Spacer, j’ai été directement chez Tiphany’s, la plus belle bijouterie de New York », se rappelle quant à elle Sheila en 2006. « Quand j’ai écrit ça, personne en France ne savait ce qu’était une carte Visa. Ça posait un vrai problème à Sheila. Elle n’arrêtait pas de me demander pourquoi on ne pouvait pas plutôt dire « carte blanche ». Je lui ai répondu que la Visa allait devenir très tendance, je lui ai demandé de me faire confiance ». Lorgnant vers la new wave, Mayday est un autre titre fort, avec sa cadence anxiogène et son texte en forme d’appel au secours d’une pilote qu’on imagine dans un bolide spatial en déroute. Autre fruit de l’imagination de ses auteurs, Cover Girls raconte le destin pas très joyeux d’un mannequin dont l’existence est un calvaire, prise entre les séances de pose en bikini en plein hiver, l’argent dépensé plus vite que gagné, le corps meurtri, mais le désir de s’accrocher pour ne pas être seulement un joli visage de plus.

Sheila King of the World single Pop Music Deluxe

Pour lancer l’album, c’est l’éponyme King of the World qui est choisi comme nouvel extrait. Exit le disco, il s’agit d’un morceau rock dansant de très bonne facture au rythme soutenu et aux paroles scandées. Le texte quant à lui, fait référence à un pilote de course (il est également question de bolide extrêmement rapide dans le roman de Jules Verne) comme l’illustre d’ailleurs la pochette du 45 tours, où Sheila et ses B. Devotion posent avec casques et combis, tout comme dans le clip. Le disque entre dans le top 20 français mi-juillet 80 mais reste aux portes du top 10 et disparaît bien vite, totalisant un peu plus de 200 000 ventes. A l’étranger, King of the World ne connaîtra pas meilleur destin. Sheila, qui traverse une période personnelle difficile suite à un divorce douloureux, profite de la promotion internationale de son disque pour prendre l’air : « La promotion européenne terminée, je décidai de m’éloigner de l’agitation et de retraverser l’océan. Les interviews et soirées demandées par l’attachée de presse américaine me fournirent l’occasion toute trouvée de m’envoler loin de ma vie parisienne ».

Sheila B Devotion Your Love is Good Pop Music Deluxe

Enfin, aux Etats-Unis, où King of the World n’a pas été exploité en single, c’est Your Love is Good qui prend le relai de Spacer. Aussi réussie soit la chanson, il est étrange d’avoir parié sur le troisième morceau disco de l’album dans un pays où le genre vient de tomber en disgrâce. Dommage de n’avoir par misé sur Charge Plates & Credits Cards qui avait pourtant les faveurs de la presse. Quoi qu’il en soit, Your Love is Good est commercialisé aux US dans une version raccourcie, couplé à King of the World. Pour les discothèques, un maxi promotionnel offre une nouvelle version du morceau où le solo de guitare du pont musical est remplacé par un clavier et la voix de la chanteuse est augmentée d’effets d’écho. Your Love is Good n’aura pas vraiment d’impact si ce n’est une apparition en 75e place des classements soul en octobre 1980.

L’album sera malheureusement un peu trop vite sacrifié et Sheila enchaînera rapidement avec un nouveau disque en français, Pilote sur les ondes, dont le succès dépassera de peu celui de King of the World. Quant à sa carrière internationale, elle prend un nouveau tournant en 1981 avec l’enregistrement de Little Darlin’ qui la verra cette fois grimper dans le classement des meilleures ventes aux Etats-Unis !

On apprendra des années plus tard, à la faveur d’une rare réédition remasterisée en 2008 qui rétablit le mix original de Chic, que Claude Carrère, qui souhaitait probablement avoir le mot final sur la production, a très légèrement augmenté le tempo de tous les titres de l’album King of the World avant sa commercialisation…

Voir aussi : Les années anglo-américaines de Sheila (1977-1982).

Un commentaire

  1. Excellent de bout en bout,instructif et sacrément complet ! MERCI !
    Ah oui, quel gâchis, quel ratage d’être passé à côté de l’exploitation en single de « Charge plates and credit cards » , c’est aussi mon morceau préféré de l’album et le seul qui, avec le génial « Spacer » avait, à mon sens, l’envergure d’un MUST absolu. On finira bien par le redécouvrir un jour…

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