L’album sans titre de 1985 de Véronique Sanson est le premier post années américaines. Désormais divorcée du musicien Stephen Stills, la chanteuse de Vancouver n’a plus grand-chose qui la retient outre-Atlantique, si ce n’est évidemment (et ce n’est pas la moindre des raisons) son fils Christopher qui a grandi aux Etats-Unis et dont on lui a donné la garde à condition qu’elle ne s’éloigne pas. Mais hormis un certain esprit californien qui la séduit, ses attaches et ses racines latines rappellent immanquablement Véronique Sanson à sa terre de naissance, sans compter les incessants allers-retours en France indispensables pour ne pas s’oublier, poursuivre sa carrière de chanteuse et contenter un public fidèle. Les tournées épuisantes à la mécanique répétitive et au décor monotone dans lesquelles elle a suivi son ex-mari lui ont laissé un goût amer quant à la perspective d’une carrière américaine et ses appétits culturels sont loin d’être contentés par des villes où l’offre est loin d’être aussi florissante qu’elle l’aurait espérée. « Je périssais d’ennui à Los Angeles », dit-elle carrément. Tout concourt donc ou presque, en ce début de décennie 80, à la perspective d’un retour en France après une dizaine d’années passées en terre étrangère. Christopher passera un an chez son père puis un an chez sa mère explique alors la chanteuse, un compromis qui n’est pas sans revers, difficile en effet d’accepter de ne pas voir son enfant grandir au quotidien.
Le temps est assassin
Le retour en France va se faire en plusieurs étapes, et Véronique va continuer à se partager entre deux continents pendant un temps avant de finalement opter pour une installation définitive dans une maison de la région parisienne où elle s’adonne à des activités simples comme le jardinage. Mais avant cela il faut penser à un album (Laisse-la vivre date de 1981) et, en 1983, l’Olympia est réservé pour un mois (du 22 novembre au 18 décembre) sans que Véronique ne soit capable de livrer le disque attendu en parallèle. L’inspiration n’est pas là, c’est la panne sèche. Et au lieu d’enregistrer un disque bâclé, ce à quoi elle se refuse catégoriquement malgré du temps passé en studio, Sanson fait tout de même paraître deux nouvelles chansons présentées à l’Olympia sur un 45 tours live : Le temps est assassin et Avec un homme comme toi. Deux chansons qui à elles seules vont parfaitement résumer les thématiques de l’album à venir, si bien qu’on comprend aisément que la chanteuse ait déjà eu l’impression d’y avoir condensé toutes ses émotions du moment. « Quelques fois je sens les mystères de toutes les choses que je comprends mal… » : conscience de l’inévitable finitude de l’amour, rejet de peur de tomber à nouveau dans ses filets, le temps a raison de tout, « je serai seule et sans lendemain ». Elle signe avec Le temps est assassin l’un de ses plus beaux textes, l’un des plus désespérés aussi. Une première version studio de la chanson est enregistrée en 1983 mais c’est donc la version live captée les 3 et 4 décembre que l’on découvrira en radio et sur disque à la fin du même mois. Anti déclaration d’amour, Avec un homme comme toi dresse un portrait au vitriol de l’ex-compagnon de la chanteuse, décrit comme un être jaloux et suspicieux, même si les regrets ne sont jamais loin (« Avec une femme comme moi, t’aurais pas vu la vie comme elle est noire »). Le verso du 45t annonce ironiquement l’album « à paraître prochainement » avec même un visuel surexposé de la bouche de la chanteuse. Par la suite annoncé pour février 1984, le disque est encore repoussé, on espère un mini album six titres puis l’on cesse même d’en parler, tandis que les rotations et les ventes du 45t ne font pas merveille. Le temps est assassin marquera pourtant le répertoire de Véronique Sanson, gagnera son importance et sa notoriété sur scène (comme bon nombre de ses chansons) et sera gravé sur les albums live de 1986, 1990, 1993, 1995 (en duo avec I Muvrini, qui fait même l’objet d’un CD single) et 2012.
Six chansons sont donc composées depuis 1983 mais les textes, qu’elle n’écrit qu’en dernière minute de peur de s’en lasser, se font attendre. « Rien de ce que je faisais ne me paraissait suffisamment bien pour être entendu des autres. Au début, je ne me suis pas affolée, j’ai attendu que les choses se décantent dans ma tête mais petit à petit, c’est devenu une réelle angoisse, une obsession à laquelle je pensais jour et nuit. Je me disais que je n’aurais plus d’inspiration de ma vie et c’était terrifiant, comme un véritable échec », confie-t-elle en 1985. « Quand on a fait huit albums, on a peur de se répéter, et on se répète d’ailleurs. Alors j’ai eu du mal, j’ai mis du temps. »
« Un disque intimiste, sobre mais puissant »
Les choses vont en effet finir par se décanter et le nouveau disque va arriver par à-coups, tout d’abord avec une première salve de quatre chansons qui sont enregistrées (Il a tout ce que j’aime, Le temps est assassin, Avec un homme comme toi et Ainsi s’en va la vie) et qu’elle réalise avec Étienne Chicot (son compagnon de l’époque) puis les six autres un peu plus tard (C’est long, c’est court, Poussière de pollen, J’y perds des plumes, J’ai la musique au moins, C’est bizarre) avec Carolin Petit. Pour la première fois depuis longtemps tout est enregistré en France avec des musiciens français, ce sur quoi la presse la questionnera beaucoup et notamment sur les différences entre les musiciens français et américains. « La France a vraiment des musiciens fantastiques, avec une bonne mentalité. Ça c’est nouveau ! Pendant des années (comparés aux Américains et aux Anglais qui sont de vrais amours), ils étaient plutôt durs en séances. On rencontre maintenant la même bonne volonté », affirme-t-elle à Didier Varrod dans Numéros 1. Le travail en studio se fait minutieux, et notamment grâce à l’arrivée du synthétiseur qui est une vraie curiosité et révolution pour la musicienne, même s’il se fait finalement assez discret (« Le son rappellera le scintillement des instruments avec en plus celui synthétique sans pour cela être froid et sans vie »). Au casting on retrouve donc ses musiciens de l’Olympia (Dominique Bertram, Christophe Deschamps, André Hervé et Stéphane Montanaro) mais également Basile Leroux, Michel Marin, Carolin Petit…, sur des sessions qui vont s’étaler de septembre 1984 à avril 1985. Si mélodiquement on est en terrain connu, le piano retrouve ici sa place de choix, agrémenté de cuivres sur deux titres (C’est long, c’est court et Avec un homme comme toi), et si parfois le ton semble guilleret ou léger, il s’agit en fait d’un disque bilan où les récentes expériences de la vie de la chanteuse lui inspirent des thématiques et des textes très sombres, pleins de désillusions et où l’espoir transparaît peu. « Mes chansons ne sont pas tristes : elles sont réalistes et cyniques. Elles sont lucides parce que la vie, c’est comme ça ! », réagit-elle en toute sincérité aux questions des journalistes. « Cet album est un disque intimiste, sobre mais puissant. » Intimiste et personnel oui, et, très sobrement, l’artiste ne lui donnera pas de titre, et ce pour la première fois de sa carrière, et n’apparaîtra pas sur la pochette. Un fond blanc, l’orée d’un bois au loin avec des petits arbres crayonnés par Véronique, le nom de l’artiste apparaît titré aux couleurs arc-en-ciel, on l’appellera communément l’album blanc ou bien l’album aux petits arbres selon la chanteuse elle-même.
C’est long, c’est court
Il arrive dans les bacs le 6 mai 1985 en même temps que le premier 45 tours extrait, C’est long, c’est court qui ouvre la face A. Composition entraînante et enjouée, elle sera donc la locomotive du nouveau 33 tours et l’on remarque, à l’écoute du texte, qu’elle en annonce déjà la couleur puisqu’il s’agit d’une chanson de rupture amoureuse. Malgré les efforts et les espoirs la fin est inéluctable et il est temps de passer à autre chose. Bien diffusée en radios, la chanson sera très défendue en télé où Sanson ne ménage pas sa peine pour jouer le jeu de la promotion. De L’Académie des 9 à Cocoricocoboy en passant par Super Platine et Entrez les artistes, C’est long, c’est court est interprété une dizaine de fois à la télé française entre mai et juin. En face B du 45 tours, Il a tout ce que j’aime, un texte qui débute comme une déclaration, antithèse d’Avec un homme comme toi, mais se termine en un constat d’échec qui fait écho au Temps est assassin (« Je sais que jamais rien ne dure »), sera lui aussi présenté aux téléspectateurs.
A la rentrée c’est J’y perds des plumes qui prend la relève. Morceau qui ouvre la face B, le texte est construit sous forme de questions que s’adresse la musicienne à elle-même (« Où vont nos vies ? ») ou peut-être même à un homme qu’elle a aimé, ou encore à Dieu. La réponse se fait en tout cas attendre. A nouveau la chanteuse est reçue partout pour faire entendre sa chanson et en début d’année 1986 c’est la face B du 45 tours qu’elle décide de promouvoir, à savoir J’ai la musique au moins. « J’ai tellement de mal à parler de cette chanson que j’aime beaucoup ! Elle me paraît curieuse. « Je vendrais mon âme au plus offrant », les gens ont tellement besoin d’amour ! J’ai voulu dire plein de choses, en fait c’est une chanson méfiante… », tente-t-elle d’analyser pour Gai Pied.
Hormis ces titres mis en avant, l’album blanc recèle encore quelques pépites, de Poussière de pollen (autre variation sur le temps assassin) à la courte déclaration d’amour à son fils, l’ironiquement nommée Tout va bien (« … c’est une chanson cynique qui évoque un arrachement, une horreur ! C’est une de mes chansons préférées. Elle est courte, mais elle dit tout sans s’étaler »). Et puis il y a deux compositions aussi inattendue qu’insolites, qui s’affranchissent totalement des formats conventionnels. Tout d’abord le très court C’est bizarre (40 secondes), petite farce cruelle sur quelques notes sautillantes (« L’été s’enfuit comme l’amour d’un homme au réveil »), qui introduit le dernier titre de l’album, le beaucoup plus long Ainsi s’en va la vie (plus de 7 minutes). Un morceau de bravoure épique à la structure changeante et dans lequel Véronique Sanson se raconte, mais pas pour que chacun puisse s’y reconnaître forcément cette fois puisqu’il s’agit véritablement d’évoquer en partie ses propres souvenirs d’enfance, une « enfance oubliée » comme elle le dit dès les premières phrases. « Jamais je n’aurais pu faire plus court ! Je voulais parler musicalement et écrire jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien à dire. C’est comme ça que ça marche dans ma tête. La musique m’a inspirée et poussée à parler de moi ». Une chanson à la saveur particulière dans le répertoire de la chanteuse, qui sera interprétée occasionnellement, chez Christophe Dechavanne en décembre 1985, mais aussi sur RTL en 1992 ou à Taratata en 1993…
L’album de 1985, s’il a été laborieux à élaborer, offrira aux fidèles de Sanson son lot de classiques (faute de tubes) dont l’intégralité se retrouvera au programme des concerts à l’Olympia de l’année suivante. Les critiques presse de l’époque se montreront pour le moins frileux à propos du nouvel opus (« On a l’impression d’entendre toujours le même refrain » dira Le Figaro magazine, « une belle énergie qui tourne à vide » pour Télérama), mais le public, lui, répond présent. Au Top albums de juin 1985 (à l’époque le top est mensuel et ne comprend que 20 places), l’album « aux petits arbres » se classe 15e et Sanson est la seule chanteuse française classée avec Jeanne Mas. L’année suivante, le 33 tours sera certifié disque d’or pour plus de 100 000 ventes, de quoi redonner confiance à la chanteuse « indestructible ».