
Les folies de Jeanne Mas
En 2019, alors qu’en pleine promotion de sa biographie artistique*, la chanteuse promettait des retrouvailles avec le public français sur la scène de l’Olympia, la billetterie affichait presque complet un an avant ses concerts prévus en avril 2020… Hélas, Covid oblige, reports, annulations, changement de production vinrent depuis contrarier les projets de Jeanne Mas, non aidée – il faut bien le dire – par une communication quelque peu chaotique, ô combien compréhensible dans un contexte sanitaire inédit…
C’est donc aux Folies Bergère, ici même où l’artiste nous avait quittés en octobre 2014 qu’elle nous fixait de nouveau rendez-vous, les 29 et 30 avril 2022, pour les deux représentations uniques d’un show annoncé comme « rythmé », avant d’exporter une formule plus acoustique en province**.
20 heures pétantes, dans une salle chauffée à blanc, le rideau enfin se lève… La Mas tombe le masque (la modeste promo de la semaine précédente nous l’ayant montrée vigilante face au virus) et s’offre à l’amour de ses admirateurs…
Excentrique et dévoreuse de vie, l’iconique artiste fidèle à ce qui fit sa gloire, détonne toujours autant qu’en 1984, lorsqu’elle fit son apparition sur nos écrans de télévision pour la « Toute première fois ». Mèches vertes, jupon noir et organza gothique de circonstance pour la première partie (clin d’œil aux années triomphales de la « punkette de luxe »), la chanteuse ose tout vestimentairement… Les peurs du ridicule et de l’excès ? Jeanne Mas les a toujours balayées d’un revers ! En 2022, son audace résonne plus que jamais comme une injonction salvatrice à rejeter les limites de l’uniformisation dans un monde où tout incite dorénavant à la codification de l’art…
Et quand bien même la fantasque se risque parfois à des unions colorimétriques à faire pâlir Anna Wintour (My god ! Mais pourquoi donc une ceinture marron sur une robe bigarrée, Jeanne ?!), le look de la Mas tranche toujours radicalement avec celui des artistes françaises actuelles aux brushings impeccables et ennuyeux. Ovation…


Indomptable, Mademoiselle Mas n’attaque pourtant pas son concert dans la facilité ! Au risque de décontenancer la majeure partie d’une salle avide de retrouver ses « années 80 », les trois premiers titres de la setlist (Dans l’univers, Nature morte, Tout donné) sont tous issus des deux derniers albums confidentiels Love et Sapore di amore, parus respectivement en 2020 et 2021. Mais l’aplomb, le jeu de scène de la chanteuse font allègrement passer la pilule : « De toute façon, si je ne les chante pas sur scène, où vais-je donc les chanter ? » plaisante-t-elle cash, face au public. Et bien qu’inconnus des nostalgiques du Top 50 venus en nombre, les nouveaux titres de la chanteuse passent bien la rampe : toujours aussi gracieuse, Jeanne ondule sensuellement sur Slash & moi ou martèle la scène avec Alex ou Tout donné, efficacement soutenue par ses cinq musiciens.
La voix elle, n’a jamais été aussi bonne. Sans choriste ni autotunes, l’artiste qui en 1984 avait imposé sa si singulière façon de mêler le souffle au chant de sa voix cristalline, assure deux heures durant, un show totalement live ! Produit discographique estampillé « eighties » des heures dorées de l’industrie du disque, Jeanne Mas est avant tout et surtout une véritable chanteuse dont les capacités vocales en live peuvent surprendre (si on écoute ses dernières productions discographiques qui, hélas, ne mettent que trop rarement sa voix en valeur). Et la championne des ventes qu’elle fut dans les années 80 n’est finalement jamais aussi bonne que lorsqu’elle est sur scène : vivante, libérée. Et déchaînée…
Et lorsqu’au détour des titres électro rock du dernier album, l’émotion des années Musumarra et Calabrese se rappelle enfin à nos souvenirs, elle touche alors directement au cœur du public : l’inattendu Flash tiré du tout premier album de 1985 est ce soir réinventé et l’on se surprend à regretter que le titre n’ait pas connu les honneurs d’un 45 tours à l’époque. Idem pour Comme un héros plébiscité par les fans, dont la mélodie et la subtilité du texte n’ont rien perdu de leur efficacité, 33 ans après sa parution sur l’album Les Crises de l’âme… Viendront aussi Carolyne (plus anecdotique), La Geisha (dont l’exotisme magique ouvrait superbement l’album de tous les records Femmes d’aujourd’hui en 1986), mais également J’accuse, titre maudit de 1989 qui marqua la fin de la parenthèse enchantée de la carrière de Jeanne Mas en France, et dont le texte tombe judicieusement à pic en 2022, dans une ère si résolument metoo… Émotion encore et toujours sur le dernier single en date Lettre à mon père, ou lorsqu’elle convoque ses jeunes années romaines, empruntant au chanteur italien Aldo Donati la superbe Cantando, archétype même de la chanson ritale à la mélodie ensoleillée et imparable.


Et enfin, les tubes attendus ! Ces énormes classiques qui bâtirent et installèrent la légende de la dame au panthéon de la chanson pop française. Ces pièces maîtresses d’une œuvre disparate et qui, près de 40 ans après leur création, demeurent des points de ralliement pour quelques générations…
Si Toute première fois se trouve ici joliment vivifié dans ses nouveaux habits électro, Sauvez-moi et Cœur en Stéréo en revanche ne surprennent pas vraiment tant ces versions 2022 manquent d’audace. La chanson produite à l’époque par Daniel Balavoine aurait d’ailleurs supporté des arrangements nettement plus catchy, davantage inspirés par l’excellent remix qu’en avaient fait Romano Musumarra et Nicolas Dunoyer en 1985…. Mais qu’importe : le public marche à fond et chaque nouvelle intro soulève l’enthousiasme de la salle ! Cependant, si la chanteuse n’économise pas son énergie communicative, tendant (trop !) souvent le micro aux aficionados des premiers rangs, c’est peut-être sur cette partie qu’elle se fait la moins présente… et que l’extraordinaire interprète qu’elle demeure aujourd’hui encore, disparaît un peu trop derrière la bête de scène. On aimerait davantage l’entendre chanter… Et dans ce set à succès dont on se dit qu’il roule tout seul, même l’investissement des musiciens semble quelque peu modeste. Seule En rouge et noir trouvera la bonne formule, avec un habile compromis dans sa version acoustique enchaînée par des rythmes plus speed.
Le show est terminé. La salle, debout, attend son « encore », et le prénom d’un éconduit parcourt les Folies Bergère : Johnny !… « Nous n’avions pas prévu de la chanter et pour être franc, nous avons même oublié de la répéter » annonce très sérieusement l’artiste revenue des coulisses pour saluer… Stupeur et suppliques dans les rangs ! Comment oublier ce monument de la pop française, demeuré 4 semaines en tête du Top 50, et dont Daniel Balavoine lui-même jalousait la poésie tout en subtilité du texte ?!…
Alors, de bonne grâce, soutenue par un musicien au clavier, l’artiste improvisera un Johnny, Johnny… interprété essentiellement par le public. Et c’est là, à ce moment précis, que l’on pourrait en vouloir un peu à Jeanne Mas ! De ne pas comprendre que les têtes blanches qui jalonnent les premiers rangs ont aussi besoin de retrouver leurs fondamentaux. Et que dans un spectacle soutenu par la radio Nostalgie, elle ne peut tout simplement pas ne pas chanter Johnny, Johnny et ainsi, priver un public fidèle depuis près de 40 ans de retrouver l’espace de quelques minutes, ses 15 ans…
Mais Jeanne Mas est une artiste libre, fougueuse et imprévisible. Elle en a d’ailleurs suffisamment payé le prix… Alors on lui pardonne tout : ses nombreuses erreurs stratégiques depuis ses débuts, et aussi ses quelques petits manquements. Elle a tellement donné depuis près de 40 ans et continue de donner tellement qu’on l’aime comme elle est, avec son talent, ses excès, ses défauts et son honnêteté maladroite mais sans faille. Mais s’il te plaît, Jeanne, ne nous prive plus jamais de Johnny, Johnny, ok ?…
On t’embrasse fort et on t’aime.
Jean-Philippe Card
* Réminiscences, éditions Flammarion
** Bordeaux le 6 mai, Toulouse le 7 mai, Nantes le 14 mai, Lille le 15 mai et Lyon le 24 mai.