Avec à son actif deux albums au succès très relatif en 1982 et 1984 (mais dont elle n’était qu’interprète), Janet Jackson démarre une fructueuse collaboration en 1986 avec les producteurs Jimmy Jam et Terry Lewis qui, en l’incluant dans le processus de création de ses disques (écriture, réalisation…), vont faire de la petite sœur de la célèbre famille l’une des figures les plus influentes des années 80 aux Etats-Unis. Avec Control en 1986, ils définissent ensemble un nouveau son, le new jack swing, qui lancera un mouvement, mélange de hip-hop et de R’n’B, tout en offrant à la chanteuse pas moins de cinq tubes classés dans les cinq premiers du Billboard Hot 100. En 1989, avec Rhythm Nation 1814, Janet enfonce le clou avec un disque encore plus ambitieux, plus dense et plus construit, dans lequel elle mêle aux morceaux taillés pour les clubs ses préoccupations politiques et sociales, sans toutefois noyer son disque sous une avalanche de messages culpabilisants.
Miss You Much
De retour à Minneapolis (où Jam et Lewis ont basé leur studio) à l’hiver 1988, le trio se retrouve sans avoir encore l’idée de la forme que prendra cette nouvelle aventure. Mais forts du succès du précédent disque, ils souhaitent délibérément s’isoler de toute pression extérieure en se préservant notamment des inclinations d’un entourage qui souhaiterait les voir faire un Control 2. Le premier titre qui verra le jour sera Miss You Much, que les deux garçons sont déjà en train de travailler alors qu’une Janet enthousiasmée par ces premières notes fait son entrée dans le studio fraîchement équipé d’un tout nouveau matériel. Comme le dira Jimmy Jam en 2014 au site Red Bull Music Academy, Miss You Much reprenait délibérément des sons déjà utilisés dans Nasty afin de permettre une transition vers ce nouveau chapitre dont cette chanson sera également le premier extrait.
Rhythm Nation 1814 est constitué de 12 chansons et de 8 interludes qui relient les morceaux entre eux et les introduisent. Un procédé qu’affectionnent les réalisateurs (qu’on devinait déjà sur Control avec les intros de What Have You Done For Me Lately? et Control) et qu’ils développent notamment sur les albums Hearsay d’Alexander O’Neal en 1987 et When The Lights Go Out de Pia Zadora en 1988 où pour la première fois le terme d’interlude apparaît. Il s’agit donc de véritablement penser un album dans son ensemble, de réfléchir non seulement à l’agencement des chansons mais également à ce qu’on raconte, de permettre la transition d’une chanson à l’autre et tout simplement de faire comprendre à l’auditeur que le disque se découpe en plusieurs sections identifiables. C’est donc le cas sur Rhythm Nation où dans une première section sont rangées les chansons à message social placées en ouverture d’album (Rhythm Nation, State of The World, The Knowledge). Puis Janet introduit la section suivante avec le quatrième interlude (« Get the point? Good Let’s dance! », autrement dit « Vous avez saisi le message ? Bien, maintenant on peut danser ! ») enchaînant les morceaux dansants à thématiques plus légères, entrecoupés seulement par la ballade Livin’ In A World qui stratégiquement ferme la face A du disque pour ouvrir la face B sur Alright, autre morceau dansant fort. La dernière section arrive après le hard-rock de Black Cat avec trois ballades qui concluent le disque. Jimmy Jam expliquera plus tard que cet agencement était très réfléchi et qu’il était important d’ouvrir le disque sur les chansons à message pour qu’elles soient prises en considération. Qu’il aurait été plus simple et plus commercial sans doute d’appeler l’album Escapade et de reléguer les thèmes sociaux en fin de disque mais que ce n’était pas ce qu’ils avaient envie de dire. Sa remarque n’est pas dénuée d’intérêt quand on voit qu’en France, où la thématique sociale du disque était inaudible aux oreilles des auditeurs, seul Escapade a su se détacher du lot puisque c’est le seul single de l’album qui se classera au Top 50, pointant en 23e place en septembre 1990.
L’idée centrale de Rhythm Nation se construira petit à petit, durant les six mois passés en studio, alors que la télé est constamment branchée et alterne entre clips vidéo et chaînes d’informations. Certaines tragédies, dont une tuerie dans une école, seront les éléments déclencheurs du message que veut faire passer la chanteuse à travers sa musique. Intéresser les jeunes aux problèmes sociaux, à l’importance de la culture et de la connaissance pour leur avenir à travers des morceaux dansants mis en images par des chorégraphies sophistiquées est en partie ce qui fera la force du disque. « Je ne suis pas naïve, répondra la chanteuse à ceux qui se moquent des préoccupations politiques d’une star de la pop, je sais bien qu’un album ou une chanson ne vont pas changer le monde. Je veux seulement que ma musique et ma danse captent l’attention du public dans l’espoir que ça motivera les gens à faire bouger les choses ».
Quatre chansons traiteront de ces questions humanistes. Tout d’abord Rhythm Nation, placé en ouverture et qui donne son titre à l’ensemble, Rhythm Nation 1814 (date qui correspond à l’écriture du texte de ce qui deviendra l’hymne national américain, The Star-Spangled Banner). Un hymne donc, qui prône l’unité dans le combat contre les inégalités sociales et la xénophobie et le rassemblement pour la construction d’un monde meilleur. Pour l’anecdote, c’est en entendant pendant un dîner au restaurant le morceau Thank You (Falettinme Be Mice Elf Agin) de Sly and The Family Stone, qu’il connaît pourtant très bien, que Jimmy Jam va trouver l’inspiration pour composer Rhythm Nation. Il est d’ailleurs amusant de noter que, la même année, Madonna s’inspire elle aussi de Sly and The Family Stone pour son album Like a Prayer. State of the World est un peu un « fourre-tout » qui met l’accent sur la prostitution, les ravages de la drogue, les sans-abris, la famine… quand The Knowledge préconise l’accès au savoir et à l’éducation pour lutter contre les préjugés et l’ignorance. Livin’ in a World (They Didn’t Make) ferme ce cycle de quatre chansons et traite de l’absurdité d’éduquer et de faire grandir un enfant dans un monde dont les adultes eux-mêmes ne suivent pas les règles. Une idée que Janet et Jimmy n’arrivaient pas à formuler et que Terry, avec son sens de la synthèse, leur permis d’exprimer en une phrase, ce qui lui valut le surnom de « lyric master ».
Quatre autre morceaux, dédiés à la danse et à des thématiques plus légères, forment le cœur du disque. Miss You Much décrit les prémices de la relation amoureuse et le manque de l’être désiré, Love Will Never Do (Without You) un amour tumultueux mais dont les fondements sont sincères, Alright l’engagement durable et Escapade le plaisir de s’extraire des soucis du quotidien par le divertissement.
Morceau à part qui ferme la deuxième section (ou bien ouvre la troisième), Black Cat est la première chanson écrite et composée entièrement par Janet. La chanteuse aux goûts musicaux éclectiques se lance dans le genre hard-rock, qu’elle affectionne particulièrement, au moment où l’album est sur le point d’être bouclé. Plutôt que de s’aventurer dans un genre qu’ils ne maîtrisent pas, Jam et Lewis lui proposent de réaliser Black Cat avec un autre producteur qu’ils connaissent bien, Jellybean Johnson.
Enfin, viennent les ballades qui ferment le disque. Lonely, comme son nom l’indique, explore le thème de la solitude, Come Back to Me (morceau pour lequel la chanteuse réclamera une section de cordes) l’abandon amoureux et Someday Is Tonight évoque avec pudeur la relation charnelle (thématique qui envahira de façon beaucoup plus libérée l’album suivant).
Caractérisé par l’utilisation massive des percussions et boîtes à rythmes, Rhythm Nation est l’écrin idéal pour les chorégraphies de la chanteuse mises en valeur par les clips vidéo qui squatteront les écrans de 1989 à 1991. Pas moins de huit singles seront extraits dont quatre seront classés n°1 du Billboard (Miss You Much, Escapade, Black Cat et Love Will Never Do), deux autres seront n°2 (Rhythm Nation et Come Back to Me), Alright sera n°4 et State of the World ne sera utilisé que pour la promotion (se classant tout de même 9e des clubs).
You Need Me
Au rayon des faces B, un superbe inédit, You Need Me, sera couplé à Miss You Much. Le morceau s’inscrit musicalement totalement dans la veine de l’album même s’il est vrai qu’il peut paraître un peu redondant par certains aspects (à l’écoute on pense à Rhythm Nation et Miss You Much). Mais c’est la thématique qui frappe surtout ici puisque la chanteuse met en chanson un véritable procès adressé à son père. L’amour qu’il lui a refusé lorsqu’elle était enfant, le sentiment de peur qu’il inspirait à sa famille, sa désertion du foyer… rien ne lui est épargné. Et même si elle lui signifie qu’au fond elle lui pardonne (« Je ne te tournerai pas le dos comme tu l’as fait pour moi »), il s’agit essentiellement d’un cri de douleur et de frustration (« Maintenant que la roue a tourné dis-moi que tu as besoin de moi »). Une rumeur dit qu’à un moment donné la maison de disques aurait demandé à Janet d’écrire un album sur sa famille (mais Jimmy Jam déclarera plus tard n’en avoir jamais entendu parler). La thématique n’ayant finalement pas été développée sur le disque, on comprend pourquoi le titre en fut finalement écarté. Autre inédit, mais moins intéressant, The Skin Game Part I apparaît sur le maxi de Come Back to Me, la « part II » étant la version instrumentale. Come Back to Me sera également enregistré en espagnol et renommé Vuelve a mi. Enfin, le 1814 Megamix qu’on trouve sur le single Back Cat reprend des extraits de quatre des singles précédents sur sa version longue (et seulement trois sur la version edit) mixés entre eux et agrémentés du rap de Alright.
La danse étant l’un des thèmes forts de Rhythm Nation, une attention toute particulière est naturellement portée sur les remixes qui seront confiés aux meilleurs D.J. du moment (Shep Pettibone, Junior Vasquez, CJ Mackintosh). Chacun des huit singles extraits aura droit à son lot impressionnant de remixes (environ une dizaine) et le succès en discothèques participera à la renommée du LP (Miss You Much, Rhythm Nation, Escapade et Alright seront n°1 des clubs). Le Japon éditera même pour chaque single un mini-album reprenant la plupart des mixes et face B.
La promotion de l’album par le média visuel restant un moyen de diffusion très important, la chanteuse, qui souhaite qu’on comprenne le plus facilement possible le concept de son disque, a l’idée d’un moyen-métrage scénarisé autour de l’histoire de deux très jeunes garçons qui veulent faire de la musique et dont l’un se laisse entraîner dans le trafic de drogue. Le film de 30 mn inclut les chansons Miss You Much, The Knowledge (dans une version presque entièrement instrumentale) et Rhythm Nation. Mais il lui faut pour ça trouver un million de dollars qu’elle demande à sa maison de disques. Le label, qui n’a encore rien entendu de l’album, lui réclame des chansons. « A cette époque, Gil Friesen était le PDG de A&M, commente Jimmy Jam. J’ai dit (à Janet, N.D.L.R.) : « Okay. Voilà ce que je te conseille. Choisis trois chansons que tu trouves cool. Ne va pas dans son bureau. Emmène-le faire un tour sur la Pacific Coast Highway dans ta toute nouvelle Range Rover. Vous longerez l’océan. Mets à fond les trois chansons que tu aimes. Si être assis dans une Range Rover toute neuve à Malibu avec vue sur l’océan et avec Janet Jackson qui te joues des morceaux que personne n’a jamais entendu ne te permets pas d’obtenir un million de dollars, alors tu ne les auras jamais ». C’était ma théorie. Janet m’a rappelé trois ou quatre heures plus tard et m’a dit : « On a notre budget ». » Le film en noir et blanc (comme le visuel de l’album), diffusé juste avant la sortie du LP, est réalisé par Dominic Sena et fait son petit effet. Commercialisé le 19 septembre 1989, Rhythm Nation 1814 entre au Billboard à la 28e place pour grimper jusqu’à la 1ère position quatre semaines plus tard et s’y accrocher pendant quatre semaines. En tout, l’album restera classé 108 semaines et sera certifié 6 fois platine pour 6 millions d’exemplaires vendus aux Etats-Unis. Miss You Much sera certifié platine, Rhythm Nation, Escapade, Alright, Black Cat et Love Will Never Do seront disque d’or, le succès étant entretenu par la sortie successive des nombreux singles et des clips aux chorégraphies énergique et soignées. On note que Herb Ritts, après son succès avec le clip Cherish de Madonna, réalisera Love Will Never Do, offrant à Janet une image plus glamour et sexy qui préfigurera l’album suivant. Encore aujourd’hui, de nombreux artistes américains revendiquent l’influence de Rhythm Nation. Le retentissement sera paradoxalement nettement moindre en Europe où la popularité de la chanteuse n’est pas encore à son apogée…