
Après un premier album acclamé par le public et la critique, la création d’un deuxième disque est une entreprise parfois périlleuse car les attentes sont nombreuses. Cyndi Lauper en est bien consciente fin 1985 lorsqu’elle s’attelle à la conception de True Colors. She’s So Unusual a été un énorme succès en 1983, porté fièrement par la personnalité haute en couleur de la jeune chanteuse, mais depuis plusieurs mois elle est absente des radars (alors que sa maison de disques la presse de se mettre au travail), et ce pour de bonnes raisons. Tout d’abord on lui a confié la réalisation artistique de la bande originale du film les Goonies, pour laquelle elle décroche un tube, The Goonies ‘r’ Good Enough, puis elle doit subir et se remettre de plusieurs opérations chirurgicales à la suite d’une endométriose qu’on vient de lui diagnostiquer. D’autre part, elle vient de perdre Gregory, l’un de ses proches amis, emporté par le SIDA. C’est dans ce contexte délicat qu’elle doit s’atteler à la réalisation de son nouveau 33 tours. « C’était un moment de tristesse absolue. Mais à ce moment-là, mon album était en retard et il me fallait continuer », écrit-elle dans A Memoir en 2012. La chanteuse de 32 ans se met donc au travail et convoque différents compositeurs mais sans réelle idée précise, un peu perdue. L’album va d’ailleurs s’en ressentir et proposera une collection de chansons (comme c’était d’ailleurs déjà le cas de She’s So Unusual) plutôt qu’un véritable concept global. Sa première idée est de faire à nouveau appel au réalisateur Rick Chertoff, déjà en charge du premier album, mais celui-ci tient à tout contrôler. Le désir de Cyndi étant désormais de prendre les rennes, tout du moins en partie, un accord ne peut être trouvé. Elle se retrouve, de fait, privée de l’équipe artistique affiliée à Chertoff avec laquelle elle avait créé et défini la couleur Lauper. L’album se fera donc avec la chanteuse aux manettes, et avec l’aide de Lennie Petze, vice-président de son label Portrait et producteur exécutif du premier album.
Habituée à travailler avec un groupe, Cyndi Lauper se retrouve pour la première fois à devoir engager des musiciens de studio, renommés de surcroît, mais auxquels elle n’ose pas vraiment imposer sa vision, sans doute trop intimidée. Eux, de leur côté, n’ont pas cette connivence avec la chanteuse qui leur permet de retranscrire ce qu’elle a en tête, elle qui ne joue pas d’instrument. Certains titres seront pourtant écrits avec eux (Calm Inside the Storm avec le guitariste Rick Derringer, One Track Mind avec le percussionniste Jimmy Bralower), sans doute dans l’urgence en studio. L’album True Colors comprendra dix morceaux (dont trois reprises), sept sur lesquels Lauper pose sa signature, pour un résultat assez hétérogène brassant tubes imparables et morceaux d’albums moins inspirés, voire anecdotiques.

Parmi les grandes réussites du disque, il faut bien sûr s’arrêter sur le morceau-titre, True Colors, qu’on doit à un tandem qui a déjà fait ses preuves. Billy Steinberg et Tom Kelly sont en effet à l’origine de la chanson-phare du deuxième album de Madonna, Like a Virgin, en 1984. Ensemble, ils ont composé True Colors, une chanson qui a été refusée par la chanteuse canadienne Anne Murray et dont la maquette tombe entre les mains de Lauper. Les paroles de la chanson ont été écrites par Billy Steinberg à propos de sa mère et, si son complice Tom Kelly est enchanté par le refrain, il trouve que les couplets n’ont pas un attrait suffisamment universel pour que chacun puisse s’y retrouver. Steinberg acceptera de réécrire les paroles de la chanson pour en faire ce True Colors que l’on connaît, ode à la tolérance et à l’affirmation de soi face à la cruauté d’un monde sans pitié. « C’était une sorte de ballade country avec des sonorités gospel, explique la chanteuse. J’ai écouté les paroles et la mélodie et je me suis dit : « Bon, si c’est une sorte de prière pour consoler alors il faut que ça soit chanter comme tel ». Alors j’ai demandé à Peter Wood (mon claviériste avec qui j’ai aussi fait de nombreux arrangements) de simplifier les accords ». Lauper a en tête de dédier cette chanson à son ami Gregory, au compagnon de ce dernier et à ses proches endeuillés : « Je savais qu’elle était spéciale, que c’était une chanson de guérison, et j’avais envie qu’on guérisse tous un peu. Quant à l’arrangement, il était important de créer ce son de batterie archaïque, afin de se connecter à son moi intérieur (…). J’ai chanté les paroles dans un quasi murmure, et on a gardé assez peu de musique parce que si l’émotion est forte, il ne faut pas trop en faire. Il fallait que je donne de la profondeur à la chanson afin de pouvoir atteindre directement l’âme d’une personne (plutôt que de sortir mes tripes, ce qui aurait été la solution de facilité) ». La chanteuse va en effet délivrer une interprétation plus personnelle et sensible que ce dont elle a habitué le public jusqu’à présent, et les auteurs de True Colors ne tariront pas d’éloges : « Parfois un artiste va reproduire votre maquette exactement comme vous la lui avez présentée. Ça a été le cas de Like a Virgin (…). Avec True Colors, plus que toute autre chanson, Cyndi Lauper a trouvé quelque chose qui s’éloignait de notre maquette de façon très très créative (…). Elle a complètement démantelé cette sorte d’arrangement traditionnel et a trouvé quelque chose d’époustouflant et de dépouillé. Tom et moi étions sur un petit nuage quand on a entendu son enregistrement parce que c’était bien plus audacieux que notre maquette et, à son crédit, elle l’a réalisée et fait un très beau boulot », commente Steinberg à Songfacts.
Et c’est donc une ballade qui va être chargée de lancer l’album puisque, a contrario de ce qui s’était passé avec She’s so Unusual (Cyndi refusant le choix de la maison de disques qui se portait sur Time After Time car elle ne voulait pas être assimilée d’emblée comme une chanteuse de ballades), c’est True Colors qui s’impose comme premier single. L’indispensable vidéoclip qui l’accompagne est réalisé par Patricia Birch : « J’étais censée le co-réaliser, se remémore Cyndi, mais une fois que j’avais mis cette stupide coiffe sur ma tête je ne pouvais même plus bouger ». Le scénario se veut tel un rite initiatique, relatant le passage de l’enfance à la vie d’adulte, dans un univers visuel surréaliste inspiré de Dalí et de Cocteau. Il servira également de pochette à l’album, avec ce cliché qu’on doit à nouveau à Annie Leibovitz. « Le recto c’est mon vrai visage, sans les vêtements et les bijoux. Le verso jette un regard à mes différentes facettes. Tout a été fait avec des miroirs », explique la chanteuse au New York Times en septembre 1986. Histoire d’apparence et de réflexion, de la façon dont on se voit soi-même mais aussi celle dont les autres nous perçoivent. L’un des miroirs de la pochette va jusqu’à réfléchir la pochette du premier album de Lauper… « Elle prend la parole pour ceux qui sont eux-mêmes et qui n’ont pas à s’en excuser. Beaucoup d’ados notamment ont des questionnements par rapport à ce qu’ils sont, et voilà quelqu’un qui leur dit que c’est normal d’être soi-même et de réussir », analyse Dan Beck, l’un des collaborateurs de sa maison de disques. Commercialisé aux États-Unis le 28 août 1986 (soit quinze jours avant l’album), le 45 tours de True Colors (avec en face B l’inédit Heading for the Moon) atteint la première place du Billboard deux mois plus tard et se voit récompensé d’un disque de platine pour plus d’un million de ventes. En France, la chanson ne fera qu’une brève apparition de deux semaines au Top 50 en janvier 1987, atteignant seulement la 49e place, un comble pour un morceau qui aura si bien traversé les décennies, repris et utilisé à d’innombrables occasions. Ces « vraies couleurs » seront d’ailleurs naturellement adoptées par la communauté gay, ce dont la chanteuse s’est dite très fière (ardente supportrice de la cause LGBT, elle baptisera en 2008 son association d’aide aux jeunes chassés du domicile familial à cause de leur orientation sexuelle le True Colors United).

Le single suivant sera d’un genre tout autre puisqu’on va revenir au son pop-rock enjoué et percutant qui a fait le succès de la chanteuse. Change of Heart est le morceau qui ouvre l’album en fanfare avec ses synthés et boîtes à rythme tonitruantes. Un titre qu’on doit à la chanteuse Essra Mohawk et sur lequel Lauper a greffé quelques paroles additionnelles. Moment pivot d’une relation amoureuse, Change of Heart exprime l’attente et l’espoir d’un revirement de situation positif. La rythmique y est irrésistible tandis qu’on retrouve une Cyndi en grande forme avec cette interprétation puissante soulignée par des chœurs assurés par les Bangles que la chanteuse avait déjà recrutées pour la BO des Goonies. A la guitare, un invité de marque : Nile Rodgers, qui fait merveille et injecte indéniablement du caractère au morceau. L’une des belles réussites de l’opus, Change of Heart paraît aux Etats-Unis le 11 novembre 1986 et va se classer 3e du Billboard. Légèrement raccourcie dans sa version single, la chanson bénéficie en maxi 45 tours d’une version longue de près de huit minutes, d’une version Heartbeats basée sur les percussions ainsi qu’une version longue instrumentale, toutes remixées par Shep Pettibone. En face B on trouve Witness, extrait du premier album. Avec son clip réalisé par Andy Morahan à Londres et dans lequel une Cyndi survoltée danse et virevolte au milieu de Trafalgar Square, Change of Heart est le tube de l’album en France où il prend la 8e place du Top 50 en mai 1987 et reste cinq semaines dans le top 10, dépassant les 200 000 ventes.
Changement d’ambiance à nouveau avec le troisième extrait du LP, What’s Going On, reprise de Marvin Gaye, un artiste que la chanteuse affectionne particulièrement. Difficile de passer après l’originale mais, encore une fois, Cyndi fait preuve de créativité en se réappropriant le morceau grâce à un nouvel arrangement et à son interprétation très personnelle. Si la version single a droit à un nouveau mixage et une réalisation supervisée par Shep Pettibone (omettant notamment sur l’intro le sample de fusillade qui faisait référence à la guerre du Vietnam), What’s Going On est rallongé en maxi avec une version club, une longue et un instrumental. « La guerre n’est pas la solution, car seul l’amour peut vaincre la haine » : le message inspiré des violences policières est universel et propulse What’s Going On en 12e place du Billboard alors que l’Europe ne fera pas grand cas de la chanson. Le clip, signé Andy Morahan à nouveau, sera nommé aux MTV Video Music Awards. Sur l’album, What’s Going On, qui ouvre la face B, s’enchaîne directement grâce à ses percussions à une autre reprise, Iko Iko, classique de la Nouvelle-Orléans qui relate la confrontation de deux tribus lors d’une parade traditionnelle. Chanson courte, ce blues de James Crawford enregistré en 1954 apporte une touche amusante et rétro à True Colors, à l’image de He’s So Unusual sur le premier LP.
On retrouve ensuite une ballade poignante pour poursuivre l’exploitation du disque puisque c’est Boy Blue qui est mise en lumière, une chanson importante pour son auteur et interprète. « Alors que Gregory était à l’hôpital en train de mourir à seulement 27 ans, il m’a demandé de lui écrire une chanson. Il voulait que je la fasse dans l’esprit de That’s What Friends Are For. J’ai pensé : quoi, comme Burt Bacharach ? Argh, c’est un défi de taille. La plupart du temps j’arrive à me faire à l’idée qu’il y aura toujours des gens meilleurs et plus grands que moi, mais je ne peux pas me calquer sur les autres. Alors j’ai écrit Boy Blue. J’ai mis mon cœur et mes tripes dans cette chanson, mais malheureusement ça n’était pas calibré pour de fortes rotations radio. J’étais empêtrée dans tant de chagrin et emmitouflée dans tant de tristesse que je ne sais pas si c’était assez bien pour lui ». Si l’album True Colors est dédié avec amour à son « beautiful boy blue », c’est également cette même chanson dont le texte est reproduit de la main de son auteur sur la pochette du disque. Légèrement remixé avec une prise vocale différente et une interprétation plus lisse et moins affectée que l’originale, Boy Blue ne fait pas recette et n’obtient pas mieux qu’une 71e place au Billboard, achevant ainsi la promotion de l’album aux États-Unis. Le clip live en sera tourné le 12 mars 1987 au Zénith de Paris qui accueille la dernière date de la tournée True Colors débutée en septembre 1986 au moment-même de la sortie de l’album.



Un single supplémentaire sera toutefois distribué en Europe, le doo-wop Maybe He’ll Know au charmant parfum rétro avec Billy Joel aux chœurs, en fait une reprise d’un morceau écrit par Cyndi et John Turi pour le seul album de leur groupe Blue Angel enregistré en 1980 et dont l’arrangement reste très proche. Si l’aparté contribue à l’hétérogénéité de True Colors, sans clip ni aucune promotion, Maybe He’ll Know n’avait aucune chance.
« Si jamais je sortais un album où toutes les chansons se ressemblent, je crois que je me tuerais », déclarait la chanteuse au New York Times. Et parmi les quatre chansons restantes de l’opus, elle a fait appel à Tom Gray (auteur de Money Changes Everything) pour écrire The Faraway Nearby (« Elle voulait une chanson roots avec un petit côté cajun », se rappelle Gray) ainsi que A Part Hate, une chanson sur l’apartheid que la maison de disques refusera, arguant qu’avec la chanson-titre et What’s Going On, le disque aurait soudain pris une couleur trop politique. Une décision que la chanteuse regrette, même si A Part Hate verra finalement le jour en 1993 sur l’album Hat Full of Stars. Enfin, le rétro-rock Calm Before the Storm, le cacophonique 911 ou le plus atmosphérique One Track Mind complètent le disque avec moins de relief et de splendeur.
« Le deuxième album dit : ayez le courage de vos opinions et aimez-vous un peu. Je veux que les chansons disent : « aimez-vous », parce qu’on nous apprend vraiment à ne pas le faire. Quand un bébé naît, il est dingue de tout ce qui concerne son nombril. Et puis, quand on grandit, on nous dit que bouh, c’est dégoûtant, et si on s’aime un peu trop on est considéré comme vaniteux. Ça fait aussi partie de l’album, ne pas être trop dur envers soi-même ». Tout en permettant à Cyndi Lauper d’évoluer en prenant en charge la production et les arrangements de ses nouvelles compositions, True Colors met également de plus en plus en évidence les compromis et tensions entre une artiste éprise de liberté et d’intégrité et une maison de disques qui voit s’échapper sa poule aux œufs d’or. S’il fait moins bien que She’s So Unusual, True Colors atteint la 4e place du Billboard, est certifié double platine pour deux millions de ventes aux États-Unis, tandis qu’en France, il assoit la popularité de la chanteuse, entre au Top albums le 12 avril 1987, reste classé dix semaines dans les 30 premiers et se hisse à la 13e place, décrochant un disque d’or pour 100 000 ventes.